« J’ai collecté de la poussière et des débris quand tout le monde avait le dos tourné, et je les ai expédiés en aval à fin d’analyse, dit Zorach. Le labo a conclu à un explosif chimique – la fulgurite B, je crois bien. »
Everard opina. « Je connais. D’usage courant pendant une assez longue période, postérieure de quelque temps à notre époque d’origine. Il est facile de s’en procurer en grande quantité sans trop laisser de traces – bien plus que des isotopes nucléaires. Et il n’en faut pas beaucoup pour faire de tels dégâts... Je suppose que vous n’êtes pas parvenu à intercepter la machine ? »
Zorach secoua la tête. « Non. Les officiers de la Patrouille n’ont pas eu davantage de succès. Ils ont opéré un léger déplacement en amont, ils ont planqué sur les lieux tout un tas d’instruments, mais... tout se passe trop vite. »
Everard se frotta le menton. Sa moustache lui semblait presque soyeuse ; difficile de se raser de près avec un ustensile en bronze et sans l’aide d’un savon. Il songea qu’il aurait préféré la barbe râpeuse qui lui était coutumière, ou quoi que ce fût de familier.
Il n’était guère difficile de reconstituer les événements. Le véhicule avait surgi d’un point inconnu de l’espace-temps, réglé sur mode automatique. Le démarrage avait activé le détonateur, et la bombe explosait déjà à l’arrivée. Même si les agents de la Patrouille pouvaient déterminer l’instant crucial, ils étaient incapables de prévenir l’événement.
Une telle prouesse était-elle à la portée d’une technologie supérieure – d’une technologie danellienne ? Il imagina un générateur de champ de force placé avant l’arrivée de la bombe, qui en contiendrait la violence au moment de l’explosion. Eh bien, cela ne s’était pas produit, par conséquent c’était sans doute physiquement impossible. Ou alors, plus probablement, les Danelliens n’étaient pas intervenus parce que le mal était fait – les saboteurs risquaient de recommencer – et parce que ce genre de jeu du chat et de la souris risquait de gauchir irrémédiablement le continuum. Il frissonna et demanda un peu sèchement : « Comment les Tyriens expliquent-ils ce petit cataclysme ?
— Sans verser dans le dogmatisme, répondit Yael Zorach. Ils n’ont pas la même Weltanschaung que nous, ne l’oubliez pas. À leurs yeux, le monde n’est pas totalement gouverné par les lois de la nature ; il est capricieux, changeant, magique. »
Et ils n’ont pas fondamentalement tort, hein ? Everard sentit un nouveau frisson le parcourir.
« Comme il ne se produit plus rien de similaire, leur excitation finit par se tasser, reprit-elle. Les chroniques mentionnant cet incident seront perdues ; en outre, les Phéniciens n’ont guère tendance à rédiger des chroniques. Ils concluront que quelqu’un a commis un acte ayant déclenché la foudre divine. Et le coupable n’est pas nécessairement l’un des leurs ; peut-être y avait-il une querelle au sein des dieux. Par conséquent, on ne désignera pas de bouc émissaire. Une ou deux générations plus tard, l’épisode aura sombré dans l’oubli, à moins qu’il n’ait été intégré au folklore.
— Sauf si les maîtres chanteurs remettent ça, cracha Chaim Zorach.
— Oui, je voudrais voir leur demande de rançon, demanda Everard.
— Je n’ai qu’une copie. L’original a été transmis en aval pour examen.
— Oui, je sais. J’ai lu le rapport du labo. De l’encre sépia sur un rouleau de papyrus, aucun indice de ce côté-là. Vous l’avez trouvé sur votre pas de porte, probablement déposé là par un autre sauteur en mode automatique.
— Dites plutôt certainement, corrigea Zorach. Les agents qui sont venus ici ont placé des instruments durant cette nuit-là et ils ont détecté l’engin en question. Il n’est resté présent que pour une milliseconde. Sans doute auraient-ils pu tenter de s’en emparer, mais à quoi bon ? Ils n’y auraient sûrement trouvé aucun indice. Et ils auraient fait un tel barouf que tout le quartier serait descendu voir ce qui se passait devant chez moi. »
Il alla chercher le document en sa possession. Everard avait déjà lu une transcription dans le cadre de son briefing, mais il espérait que l’examen d’une copie plus fidèle lui suggérerait une idée quelconque.
Le scripteur avait utilisé un roseau contemporain, non sans habileté d’ailleurs. (Ce qui impliquait qu’il connaissait bien le lieu et l’époque, mais cela allait de soi.) Il avait tracé des lettres d’imprimerie plutôt que d’adopter une écriture cursive, ce qui n’empêchait pas quelques fioritures çà et là. Le texte était rédigé en temporel.
« A la Patrouille du temps, de la part du Comité d’accaparement, salut. » Au moins ne cherchaient-ils pas à se faire passer pour une armée populaire de libération nationale, comme il en sévissait tant à la fin du siècle natal d’Everard. Ces types étaient des truands et fiers de l’être. A moins qu’ils n’aient cherché par ce biais à brouiller un peu plus les pistes...
« À présent que vous avez constaté les conséquences de l’explosion d’une bombe à faible puissance dans un lieu choisi avec soin, nous vous invitons à envisager celles d’un barrage d’explosions sur l’ensemble de la cité. »
Everard hocha la tête avec lassitude. Il avait affaire à des adversaires rusés. S’ils avaient menacé de tuer ou d’enlever des individus – le roi Hiram, par exemple –, il aurait été facile de les contrer. La Patrouille aurait protégé les victimes potentielles. En cas d’échec, il suffisait de remonter en amont pour emmener la victime en un autre lieu au moment de l’attaque ; celle-ci ne serait « jamais » intervenue. Certes, une telle tactique entraînait une prise de risque à laquelle l’organisation répugnait en règle générale, et il fallait en outre s’assurer que l’avenir ne serait pas altéré par ces opérations de secours. Néanmoins, la Patrouille avait la volonté et la capacité d’agir.
Mais comment évacuer l’ensemble des bâtiments de l’île ? On pouvait certes déplacer sa population. Resterait la ville. Celle-ci n’était pas bien grande, en dépit de son importance historique – une cinquantaine d’hectares, abritant environ vingt-cinq mille personnes. Quelques tonnes d’explosifs, et il n’en resterait plus que des ruines. Et il n’était même pas besoin de l’oblitérer. Après une telle manifestation de furie surnaturelle, plus personne ne reviendrait ici. Tyr deviendrait une ville fantôme, et quant aux siècles, aux millénaires de civilisation, quant aux êtres humains et aux multiples vies que la cité avait contribué à faire venir au monde... ce ne seraient même pas des fantômes.
Everard frissonna une nouvelle fois. Qu’on ne vienne pas me dire que le mal absolu n’existe pas, se dit-il. Ces créatures... Il s’obligea à poursuivre sa lecture.
«... Le prix de notre retenue est tout à fait raisonnable et consiste en une information toute simple. Nous désirons obtenir les données nécessaires à la construction d’un transmuteur de matière Trazon...»
Lorsque ce système était en cours de développement, durant la Troisième Renaissance industrielle, la Patrouille avait contacté ses concepteurs en secret, bien que ces derniers aient vécu en amont de sa fondation. Par la suite, son usage – sans parler de son existence, ni de son procédé de fabrication – avait relevé du secret absolu ou presque. Bien entendu, la possibilité de transformer toute quantité de matière, ne serait-ce qu’un tas de terre, en une autre matière, un bijou, une machine, voire un organisme vivant, aurait pu assurer au genre humain une richesse illimitée. Le problème, c’est qu’on pouvait également produire par ce moyen une quantité illimitée d’armes, de poisons, d’atomes radioactifs...