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— Faudra qu’ils m’acceptent comme je suis, en tenue de jardinier », dit-il en se forçant à sourire. Quelque chose lui disait que la journée serait longue. « Comme je suis, Seigneur, comme je suis. Mets-moi un sandwich ou deux dans le frigo, tu veux bien ?

— Un seul, alors. Tu as pris trop de poids. Même le Dr Haskell le dit, et pourtant il est plutôt coulant avec tout le monde.

— Un seul, alors. »

Il passa la marche arrière… puis se remit au point mort. Il se pencha par la vitre ouverte et elle comprit qu’il voulait un baiser. Elle lui en donna un appuyé, alors que la sirène municipale cisaillait l’air limpide d’octobre, et il lui caressa le cou pendant que leurs bouches se joignaient, geste qui la faisait frissonner de plaisir et qu’il faisait de plus en plus rarement.

Sa main sur son cou ; là, dans le soleil : elle ne l’oublia jamais non plus.

Tandis que la voiture roulait dans l’allée, elle cria quelque chose. Il n’en saisit qu’une partie. Il devait vraiment faire vérifier son ouïe. Et se laisser appareiller, s’il fallait en passer par là. Même si c’était sans doute l’ultime prétexte qu’attendaient Randolph et Big Jim pour virer son vieux cul du fauteuil de chef de la police.

Duke freina et passa à nouveau la tête par la fenêtre. « Faire attention à quoi ?

— À ton pacemaker ! » répondit-elle, criant presque. Riant. Exaspérée. Sentant toujours le contact de sa main contre son cou, caressant une peau qui était fine et ferme — lui semblait-il — hier encore. Ou peut-être avant-hier, quand ils écoutaient KC et le Sunshine Band au lieu de Radio-Jésus.

« Oh, tu peux être tranquille ! » répliqua-t-il, en s’éloignant enfin.

Quand elle le revit, il était mort.

2

Billy et Wanda Debec n’entendirent pas la double explosion parce qu’ils se trouvaient sur la Route 117 et qu’ils se disputaient. La prise de bec avait commencé de la manière la plus banale : Wanda avait observé que la journée était belle et Billy avait réagi en disant qu’il avait mal à la tête et qu’il ne comprenait pas, de toute façon, pourquoi il fallait absolument qu’ils aillent au marché aux puces du samedi à Oxford Hills ; ils n’y trouveraient que les petites merdes habituelles.

Wanda répliqua en lui faisant remarquer qu’il n’aurait pas mal au crâne s’il n’avait pas descendu une douzaine de bières la veille.

Billy lui demanda si elle avait recompté les boîtes dans la poubelle à recycler (quand il se bourrait la gueule, il le faisait toujours chez lui et mettait toujours les boîtes dans la poubelle ad hoc, c’était sa fierté, ça et son métier d’électricien).

Elle rétorqua que oui, il pouvait être tranquille, évidemment qu’elle l’avait fait. De plus…

Ils étaient arrivés ainsi jusqu’à la hauteur du Patel’s Market à Castle Rock, franchissant les étapes classiques : Tu bois trop, Billy, et Tu me casses les pieds, Wanda, et Ma mère m’avait dit de ne pas t’épouser, Billy, et T’es vraiment qu’une garce, Wanda. Échange d’amabilités qui commençait à s’user à force d’avoir pas mal servi au cours des deux dernières années d’un mariage de quatre ans mais, ce matin-là, Billy eut soudain le sentiment qu’il avait atteint les limites du supportable. Il s’engagea dans le vaste parking du supermarché sans mettre son clignotant ni ralentir et repartit en sens inverse sur la 117 sans jeter un coup d’œil dans son rétroviseur ni même regarder par-dessus son épaule. Derrière lui, Nora Robichaud protesta d’un coup d’avertisseur. Sa meilleure amie et passagère, Elsa Andrews, émit un bruit de réprobation. Les deux femmes, l’une et l’autre infirmières à la retraite, échangèrent un regard, mais pas un mot. Elles étaient amies depuis trop longtemps pour avoir besoin de commenter une situation de ce genre.

En attendant, Wanda demandait à Billy où il pensait qu’il allait.

Billy répondit, à la maison, faire un petit somme. Elle n’avait qu’à y aller toute seule, à sa foire de merde.

Wanda fit observer qu’il avait failli avoir un accident avec les deux vieilles dames (lesquelles vieilles dames étaient maintenant très loin ; Nora Robichaud considérait que, sauf circonstances exceptionnelles, une vitesse supérieure à soixante à l’heure était l’œuvre du démon).

Billy fit observer que Wanda ressemblait de plus en plus à sa mère et qu’elle parlait comme elle.

Wanda lui demanda de préciser ce qu’il voulait dire par là.

Billy répondit que mère et fille avaient des gros culs et des langues de vipère.

Wanda répliqua qu’il était encore bourré.

Billy dit à Wanda qu’elle était moche.

C’était donc un échange à cœur ouvert, sincère, et le temps qu’ils passent de Castle Rock à Motton, en route pour la barrière invisible qui s’était mise en place peu de temps après que Wanda avait provoqué cette discussion pleine de verve en faisant remarquer que la journée était belle, Billy roulait à plus de cent dix à l’heure, le maximum que pouvait atteindre la caisse pourrie de Wanda.

« C’est quoi cette fumée ? demanda soudain Wanda en pointant le doigt vers le nord-est, c’est-à-dire vers la Route 119.

— Je sais pas, répondit Billy. Est-ce que ma belle-mère aurait pété ? »

Sa réplique le réjouit et il se mit à rire.

Wanda Debec se rendit compte, à son tour, qu’elle en avait vraiment assez. Voilà qui clarifiait le monde et son avenir d’une manière quasiment magique. Elle se tournait déjà vers lui, les mots Je vais demander le divorce sur le bout de la langue, lorsqu’ils atteignirent la frontière entre Motton et Chester’s Mill et percutèrent la barrière. La petite Chevy merdique était équipée d’airbags, mais celui de Billy ne fonctionna pas et celui de Wenda ne se déploya que partiellement. Le volant écrasa la poitrine de Billy et la colonne de direction lui broya le cœur ; il mourut presque sur le coup.

La tête de Wanda entra en collision avec le pare-brise et la brutale et catastrophique délocalisation du bloc-moteur lui cassa une jambe (la gauche) et l’un des bras (le droit). Elle ne ressentait aucune douleur, ayant seulement conscience du klaxon qui retentissait, de la voiture en travers de la chaussée, l’avant complètement démoli et pratiquement aplati, tandis qu’elle voyait tout en rouge.

Lorsque Nora Robichaud et Elsa Andrews débouchèrent du virage juste au sud (elles discutaient avec animation à propos de la fumée qui s’élevait au nord-est depuis plusieurs minutes, maintenant, et se félicitaient d’avoir emprunté une route moins fréquentée en cette fin de matinée), Wanda Debec se traînait sur la bande blanche centrale, rampant sur les coudes. Elle avait le visage couvert de sang au point d’en être méconnaissable. Un fragment du pare-brise défoncé l’avait à moitié scalpée, et un énorme pan de peau retombait sur sa joue gauche.

Nora et Elsa se regardèrent, sourcils froncés.

« Bon sang de bonsoir », dit Nora, et ce furent les seules paroles prononcées entre elles. Elsa descendit de la voiture dès qu’elle fut arrêtée et courut jusqu’à la femme qui rampait. Pour une personne de son âge (elle venait juste d’avoir soixante-dix ans), elle était remarquablement alerte.

Nora laissa le moteur tourner au ralenti et alla rejoindre son amie. Ensemble, elles soutinrent Wanda jusqu’à la vieille Mercedes parfaitement entretenue. La veste de Wanda, marron à l’origine, avait pris une nuance ocre rouge terreuse ; et l’on aurait dit qu’elle avait plongé les mains dans un pot de peinture rouge.

« Où est Billy ? » demanda-t-elle d’une voix pâteuse. Nora se rendit compte que la pauvre femme avait perdu presque toutes ses dents. Trois d’entre elles étaient restées collées sur le devant de sa veste ensanglantée. « Où est Billy, il est a’ivé ?… c’qui s’est passé ?