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« Peux-tu retrouver ces corps de manière plausible aujourd’hui vers midi ?

— Pas de problème.

— Avec les preuves incriminant Mr Barbara, bien entendu.

— Bien entendu. » Junior sourit. « Ce sont des preuves solides.

— Ne te présente pas au poste de police ce matin, fiston.

— Il vaudrait mieux, non ? Ça aurait l’air bizarre, sinon. Sans compter que je ne suis pas fatigué. J’ai dormi avec… (il secoua la tête). J’ai dormi, un point c’est tout. »

Big Jim ne demanda pas à son fils en compagnie de qui il avait dormi. Il avait d’autres soucis en tête que de savoir avec qui son fils s’envoyait en l’air ; il était déjà bien content que Junior n’ait pas été avec ses copains quand ils avaient fait leur petite affaire avec cette traînée, cette salope de fille dans son mobile home de Motton Road. Faire sa petite affaire avec ce genre de déchet était le plus sûr moyen d’attraper une saleté et de tomber malade.

Il est déjà malade, murmura une voix dans la tête de Big Jim. Un écho, peut-être, de la voix de sa défunte épouse. Il suffit de le regarder.

Cette voix avait probablement raison, mais il avait des soucis plus importants, ce matin, que les désordres alimentaires de son fils ou quoi que ce soit d’autre.

« Je ne t’ai pas dit d’aller te coucher. Je veux que tu partes en patrouille motorisée et que tu fasses un petit boulot pour moi. Simplement, ne t’approche pas du Food City pendant tout ce temps. Ça va sans doute dégénérer, là-bas, à mon avis. »

Une petite lueur s’alluma dans les yeux de Junior. « Dégénérer ? »

Big Jim ne répondit pas à la question. « Peux-tu me trouver Sam Verdreaux ?

— Sans problème. Il doit nicher dans son espèce de cabanon, sur God Creek Road. En temps ordinaire, il serait en train de cuver son vin, mais aujourd’hui il y a davantage de chances pour qu’il ait la tremblote et une bonne crise de delirium tremens. » L’image fit ricaner Junior ; puis il grimaça et se mit de nouveau à se frotter la tempe. « Tu crois vraiment que je suis la bonne personne pour lui parler ? Il ne me porte pas dans son cœur, en ce moment. Je parie qu’il a dû effacer ma photo de sa page Facebook.

— Je ne comprends pas.

— C’est une blague, p’pa. Laisse tomber.

— Et tu ne crois pas qu’il va devenir plus conciliant, si tu lui offres une bouteille de whisky ? Et une autre un peu plus tard, quand il aura fait le boulot comme il faut ?

— Cette espèce de vieux débris deviendrait très conciliant pour un simple demi-verre de n’importe quoi.

— Tu n’auras qu’à prendre du whisky au Brownie’s », dit Big Jim. En dehors des débits de boissons et des petites épiceries, le Brownie’s était l’un des trois établissement ayant une licence de vente d’alcool à Chester’s Mill, et le département de police avait la clef des trois. Big Jim fit glisser celle du Brownie’s sur la table. « Porte de derrière. Arrange-toi pour que personne ne te voie.

— Et qu’est-ce que Sam le Poivrot est supposé faire, en échange de la gnôle ? »

Big Jim expliqua. Junior écouta, impassible… si ce n’est que ses yeux injectés de sang dansaient. Il n’avait plus qu’une question : est-ce que ça allait marcher ?

Big Jim hocha la tête. « Oui. Je sens le truc. »

Junior prit une autre bouchée de viande, une autre gorgée de Coca. « Moi aussi, p’pa. Moi aussi. »

7

Junior parti, Big Jim se rendit dans son bureau, sa robe de chambre ondulant majestueusement autour de lui. Il ouvrit le tiroir central de son bureau et y prit son téléphone portable ; il le laissait là autant que possible. Ces appareils étaient pour lui des objets impies qui ne servaient à rien, sinon à encourager les bavardages inutiles — combien d’heures de bon travail avaient été perdues en parlotes sans fin à cause d’eux ? Et est-ce qu’ils n’envoyaient pas des rayons néfastes dans le cerveau pendant qu’on parlait à tort et à travers ?

Ils pouvaient être pratiques, cependant. Il était à peu près sûr que Sam Verdreaux ferait ce que Junior lui dirait de faire, mais il aurait été bien peu prudent de ne pas prendre une assurance.

Il sélectionna un numéro figurant dans son répertoire « caché », accessible seulement avec code. L’appareil sonna une demi-douzaine de fois avant que quelqu’un décroche. « Quoi ? » aboya le père de la nombreuse progéniture des Killian.

Big Jim grimaça et écarta un instant l’appareil de son oreille. Lorsqu’il le reprit, il entendit des gloussements affaiblis en fond sonore. « Tu es dans ton poulailler, Roger ?

— Euh… Oui, m’sieur, Big Jim, oui, je suis là. Faut nourrir les poulets, qu’il tonne ou qu’il vente, hein ? »

Virage à cent quatre-vingts degrés, de l’irritation au respect. Et Roger Killian se devait d’être respectueux ; Big Jim avait fait de lui un bon Dieu de millionnaire. S’il perdait le temps qu’il aurait pu consacrer à mener la belle vie, sans le moindre souci financier, en continuant à se lever à l’aube pour nourrir un bataillon de poulets, c’était la volonté de Dieu. Roger était trop abruti pour s’arrêter. Telle était sa nature, nature voulue par le Ciel, et elle servirait fort bien Big Jim, aujourd’hui.

Et aussi la ville, pensa-t-il. C’est pour la ville que je fais cela. Pour le bien de la ville.

« Roger ? J’ai un boulot pour toi et tes trois aînés.

— Sauf qu’y en a qu’deux à la maison, répondit Roger. Ricky et Randall sont ici, mais Roland était parti à Oxford acheter du mélange quand le bon Dieu de Dôme est tombé. » Il se tut, repensant à ce qu’il venait de dire. En fond sonore, les gloussements continuaient. « Pardon d’avoir blasphémé.

— Je suis sûr que Dieu te pardonne, répondit Big Jim. Toi et tes deux aînés, alors. Peux-tu venir en ville vers… » Big Jim fit le calcul. Ça ne lui prit pas longtemps. Quand on sentait le truc, peu de choses prenaient du temps. « … disons neuf heures, neuf heures et quart au plus tard.

— Faudra que je les réveille mais sûr, oui. Qu’est-ce qu’on doit faire ? Ramener quelques bonbonnes de propa…

— Non, dit Big Jim, et tu ne parles de ça à personne, hein ? Dieu te bénisse. Écoute-moi. »

Big Jim parla.

Roger Killian, Dieu le bénisse, écouta.

En fond sonore, les huit cents poulets gloussaient tout en se bourrant d’un mélange enrichi aux stéroïdes.

8

« Quoi ? Quoi ? Pourquoi ? »

Jack Cale était à son bureau, dans le petit réduit encombré d’où il gérait les affaires du Food City. Le bureau était jonché des listes d’inventaires que lui et Ernie Calvert avaient fini d’établir à une heure du matin, tout espoir d’en terminer avant aboli par la pluie de météorites. Il en ramassa une poignée — de longues pages de papier brouillon jaunâtre où tout était écrit à la main — et les brandit en direction de Peter Randolph qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Le nouveau chef s’était mis en grand uniforme pour cette visite. « Regarde ça, Pete, avant de faire un truc idiot.

— Désolé, Jack. La boutique est fermée. Elle rouvrira jeudi, en tant que dépôt alimentaire. Distribution équitable. Tout sera noté et le Food City ne perdra pas un centime, je vous le promets…

— Ce n’est pas la question », répliqua Jack.

Âgé d’un peu plus de trente ans, il arborait une tignasse épaisse de rouquin qu’il torturait en ce moment de la main qui ne tenait pas les feuilles jaunes… feuilles que Randolph ne faisait pas mine de vouloir prendre.