Julia le prend en photo.
La foule ne fait attention ni aux coups de feu, ni aux ordres du porte-voix. Elle ne fait pas davantage attention à Ernie Calvert quand il arrive par le côté du bâtiment, sa salopette verte battant ses genoux pendant qu’il court. « Passez par-derrière ! crie-t-il. Pas besoin de tout casser, vous pouvez passer par-derrière, c’est ouvert ! »
Mais la foule n’a qu’un but, forcer les portes et entrer. Elle frappe les battants marqués ENTRÉE et SORTIE, au-dessus d’une annonce : LES MEILLEURS PRIX TOUS LES JOURS. Les battants résistent, tout d’abord, puis la serrure lâche sous le poids combiné des assaillants. Ceux du premier rang sont écrasés contre la porte et blessés ; on compte des côtes cassées, une cheville foulée, deux bras fracturés.
Toby Whelan lève de nouveau le porte-voix, puis se résigne à le reposer, avec un soin exquis, sur le capot de la voiture dans laquelle il est arrivé avec Rupert. Il ramasse sa casquette d’adjoint, en chasse la poussière et la remet. Lui et Rupert s’approchent du magasin mais s’arrêtent au bout de quelques pas, impuissants. Linda et Marty Arsenault les rejoignent. Linda aperçoit Marta et la ramène vers le petit groupe des policiers.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Marta, sonnée. On m’a frappée ? J’ai la joue toute brûlante. Qui s’occupe de Judy et Janelle ?
— C’est ta sœur qui les a prises ce matin, lui rappelle Linda en la serrant dans ses bras. Ne t’inquiète pas.
— Cora ?
— Non, Wendy. »
Cora, la sœur aînée de Marta, habite à Seattle depuis des années. Linda se demande si Marta n’a pas subi un traumatisme. Elle pense que le Dr Haskell devrait l’examiner, puis elle se rappelle que le Dr Haskell se trouve soit à la morgue de l’hôpital, soit dans le salon funéraire des frères Bowie. Et que Rusty est tout seul, à présent, alors que la journée va être terrible.
Carter porte plus qu’il ne traîne Georgia jusqu’à l’unité 2. Elle pousse toujours ces cris étranges de sifflet à orignal. Mel Searles a repris en partie conscience mais reste dans le brouillard. Frankie le conduit jusqu’à Linda, Marta et les autres flics. Mel essaie de relever la tête, elle retombe sur sa poitrine. Le sang coule de sa plaie au front et sa chemise en est imbibée.
Les gens s’engouffrent dans le supermarché. Ils courent le long des allées, poussant des chariots ou s’emparant des paniers empilés à côté des sacs de charbon de bois (OFFREZ-VOUS UN BARBECUE D’AUTOMNE ! propose l’affiche). Manuel Ortega, l’ouvrier agricole d’Alden Dinsmore, et son vieil ami Dave Douglas vont tout droit vers les caisses, se mettent à taper sur le bouton PAS D’ACHAT, et quand le tiroir s’ouvre, s’emparent des billets et s’en bourrent les poches en riant comme des fous.
Le supermarché est à présent plein de monde ; on croirait la période des soldes. Au rayon des produits congelés, deux femmes se disputent une pâtisserie (Pepperidge Farm Lemon Cake) dont il ne reste qu’un exemplaire. Au rayon charcuterie, un homme en frappe un autre avec une saucisse polonaise en lui disant d’en laisser pour les autres, bon Dieu ! L’accapareur de charcuterie se retourne et balance son poing dans le nez du brandisseur de saucisse. Ils ne tardent pas à rouler sur le sol, et les coups pleuvent.
D’autres bagarres éclatent. Rance Conroy (propriétaire et seul employé de Conroy’s Western Maine Electrical Service & Supplies « sourire est notre spécialité ») frappe Brendan Ellerbee, professeur de sciences à la retraite de l’université du Maine, quand Ellerbee barbote sous son nez le dernier grand sac de sucre. Ellerbee tombe au sol, mais reste agrippé au sac de dix livres de Domino et, lorsque Conroy se penche pour le lui arracher, il le frappe en pleine figure avec, grognant : « Tiens, prends ça ! » Le sac de sucre n’y résiste pas et un nuage blanc poudreux se répand sur Rance Conroy. L’électricien retombe contre une étagère, le visage aussi blanc que celui d’un mime, hurlant qu’il ne voit plus rien, qu’il est aveugle. Carla Venziano, son bébé écarquillant les yeux depuis le porte-bébé dans son dos, repousse Henrietta Clavard du présentoir de Texmati Rice. Le petit Stevens adore le riz, il adore aussi jouer avec les sachets vides, et Carla a bien l’intention d’en prendre le plus possible. Henrietta, qui a fêté son quatre-vingt-quatrième anniversaire en janvier dernier, s’étale sur les chairs noueuses et tendineuses qui furent autrefois ses fesses. Lissa Jamieson donne une bourrade à Will Freeman (le concessionnaire Toyota qui ne porte pas Rennie dans son cœur) pour avoir accès au dernier poulet du congélateur. Mais avant qu’elle ait pu s’en saisir, une adolescente portant un T-shirt PUNK RAGE s’en empare, tire la langue à Lissa et s’esquive gaiement.
Puis il y a un grand bruit de verre brisé, suivi de cris de joie majoritairement masculins, mais pas seulement. Les bières au frais sous clef sont devenues accessibles. De nombreux « clients » ayant sans doute dans l’idée de s’offrir un chouette BARBECUE D’AUTOMNE se précipitent dans cette direction. Ils n’entonnent plus : « Ou-vrez ÇA ! » mais : « Des bières ! des bières ! des bières ! »
D’autres poussent jusque dans les réserves du sous-sol et de l’arrière-boutique. Bientôt, hommes comme femmes récupèrent du vin par cubis ou caisses complètes. Certains transportent des cartons de bibine sur la tête, tels les porteurs indigènes dans un vieux film de jungle.
Julia, dont les chaussures font crisser les débris de verre, continue à mitrailler à tout-va.
Dehors, ce qui reste des flics de la ville se regroupe ; Jackie Wettington et Henry Morrison ont même quitté, par consentement mutuel, leur poste devant le Gas & Grocery. Ils rejoignent leurs camarades en un petit attroupement inquiet, sur un côté du magasin, et se contentent de regarder. Jackie voit le visage désolé de Linda Everett et la prend dans ses bras. Ernie Calvert se joint à eux, s’écriant, « C’est tellement inutile ! Si complètement inutile ! » Des larmes coulent sur ses joues rebondies.
« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? » demande Linda, la joue appuyée à l’épaule de Jackie. Marta se tient à côté d’elles, bouche bée devant la vision qu’offre le magasin, appuyant sa paume contre le bleu en train de se colorer, de s’élargir et d’enfler sur sa joue. Du Food City leur parviennent des hurlements, des rires, quelques cris de douleur. Des objets volent ; Linda voit un rouleau de papier-toilette se dérouler et décrire un arc, comme un serpentin de fête, au-dessus de l’allée des produits ménagers.
« Je n’en sais tout simplement rien, ma chérie », répond Jackie.
11
Anson s’empara de la liste de commissions de Rose et fonça dans le supermarché avant que sa patronne eût le temps de le retenir. Rose resta hésitante, à côté de la fourgonnette du restaurant, ouvrant et fermant les mains, se demandant si elle devait ou non le suivre. Elle venait à peine de décider de rester lorsque quelqu’un passa un bras autour de ses épaules. Elle sursauta, tourna la tête et vit Barbie. Son soulagement fut tellement profond qu’elle sentit ses genoux sur le point de la trahir. Elle agrippa le bras de son cuistot, en partie pour se réconforter, mais surtout pour ne pas s’évanouir.
Barbie souriait, mais d’un sourire sans humour. « Alors, ma grande, on s’amuse bien ?
— Je ne sais pas quoi faire, répondit-elle. Anson vient d’entrer… tout le monde vient d’entrer… et les flics restent dans leur coin.