— Hum… J’ai bien peur que ce soit pas un bon plan. Il y a des types qui ont piqué l’argent dans les caisses. »
Il avait vu lesquels, mais il ne voulait pas les nommer. Pas devant la rédac’chef du journal local.
Rose fut horrifiée. « Mais qu’est-ce qui nous arrive ? Au nom du Ciel, qu’est-ce qui nous arrive ?
— Je ne sais pas », répondit Anson.
Dehors, l’ambulance venait d’arriver et son hululement diminua progressivement pour se transformer en bourdonnement. Une minute ou deux plus tard, tandis que Barbie, Rose et Julia arpentaient encore les allées avec le porte-voix et que la foule se dispersait, une voix s’éleva derrière eux. « Ça suffit. Donnez-moi ça. »
Barbie ne fut pas surpris de voir le patron de la police lui-même, le chef Randolph, tiré à quatre épingles dans son uniforme. Voilà qu’il débarquait, comme les carabiniers, juste après la bagarre. Pile-poil.
Rose avait repris le porte-voix et célébrait les vertus d’un café gratuit dans son restaurant. Randolph le lui arracha des mains et se mit aussitôt à donner des ordres et à émettre des menaces.
« PARTEZ TOUT DE SUITE ! C’EST LE CHEF RANDOLPH QUI VOUS PARLE ET QUI VOUS DONNE L’ORDRE DE PARTIR IMMÉDIATEMENT ! LAISSEZ CE QUE VOUS AVEZ PRIS ET SORTEZ IMMÉDIATEMENT ! SI VOUS ABANDONNEZ CE QUE VOUS AVEZ PRIS, VOUS POURREZ PEUT-ÊTRE ÉVITER L’INCULPATION ! »
Rose regarda Barbie, consternée. Il haussa les épaules. Ça n’avait plus d’importance. La frénésie qui s’était emparée de la foule était retombée. Les flics encore en état de marcher — y compris Carter Thibodeau, boitillant mais debout — commencèrent à pousser les gens vers la sortie. Certains « clients », qui refusaient de lâcher leurs paniers pleins à craquer, furent frappés et jetés à terre et Frank DeLesseps renversa un Caddie bien rempli. Son expression était dure et coléreuse, son visage blême.
« Vous n’allez pas retenir ces gosses ? demanda Julia à Randolph.
— Non, Ms Shumway, répondit le chef de la police. Ces gens sont des pillards et traités comme tels.
— Et c’est la faute à qui ? Qui donc a fait fermer le supermarché ?
— Sortez de mon chemin. J’ai du boulot.
— Quel dommage que vous n’ayez pas été là quand tout a commencé », fit remarquer Barbie.
Randolph le regarda. D’une manière glaciale mais satisfaite. Un compte à rebours avait commencé quelque part. Barbie le savait, Randolph aussi. L’alarme allait bientôt retentir. S’il n’y avait eu le Dôme, il aurait pu s’enfuir. Mais bien entendu, si le Dôme n’avait pas été là, rien de tout cela ne serait arrivé.
Vers la sortie, Mel Searles essayait de reprendre son panier bien garni à Al Timmons. Comme Al ne se laissait pas faire, Mel le lui arracha… puis donna une bourrade au vieil homme. Celui-ci tomba, cria de douleur et de honte, outré. Randolph rit. Trois éclats de rire brefs, sans joie. Barbie pensa qu’il entendait ce qu’allait rapidement devenir la situation de Chester’s Mill si le Dôme ne disparaissait pas.
« Venez, mesdames, dit-il. Fichons le camp d’ici. »
13
Rusty et Twitch étaient occupés à aligner les blessés, environ une douzaine, le long du mur du supermarché lorsque Barbie, Rose et Julia sortirent. Anson se tenait près de la fourgonnette du Sweetbriar, appuyant une compresse de papier absorbant contre son bras en sang.
Rusty affichait une mine sévère, mais son expression se détendit un peu lorsqu’il vit Barbie. « Hé, l’ami, tu es avec moi ce matin. En fait, tu es même mon nouvel infirmier qualifié.
— Tu surestimes dangereusement mes capacités », répondit Barbie, qui alla néanmoins le rejoindre.
Linda Everett passa en courant devant Barbie et se jeta dans les bras de son mari. Il la serra un bref instant contre lui. « Je peux t’aider, chéri ? » demanda-t-elle. Mais c’était Ginny qu’elle regardait, horrifiée. Ginny vit son expression et ferma les yeux, l’air épuisé.
« Non, répondit Rusty. Fais ce que tu as à faire. J’ai Gina et Harriet, et je viens d’engager l’infirmier Barbara.
« Je ferai de mon mieux », dit Barbie, manquant de peu d’ajouter : jusqu’à ce que je sois arrêté, bien entendu.
« Tu t’en sortiras très bien. » Puis, à voix plus basse, l’assistant enchaîna : « Gina et Harriet sont pleines de bonne volonté, mais en dehors de donner des pilules et de poser un pansement adhésif, elles ne sont pas bonnes à grand-chose. »
Linda se pencha sur Ginny. « Je suis absolument désolée, dit-elle.
— Je survivrai », répondit Ginny, mais elle n’ouvrit pas les yeux.
Linda donna un baiser à son mari, lui adressa un regard inquiet et alla rejoindre Jackie Wettington qui se tenait un peu plus loin, carnet de notes à la main, prenant la déposition d’Ernie Calvert. À plusieurs reprises, Ernie s’essuya les yeux pendant qu’il parlait.
Rusty et Barbie travaillèrent côte à côte pendant plus d’une heure, tandis que les flics tendaient leur cordon jaune autour du supermarché. À un moment donné, Andy Sanders vint se rendre compte en personne de l’étendue des dégâts, émettant de petits tss-tss-tss et secouant la tête. Barbie l’entendit qui demandait si le monde n’était pas devenu fou, pour que de simples citoyens se comportent de cette façon. Il serra aussi la main du chef Randolph et lui déclara qu’il faisait un boulot d’enfer.
Un boulot d’enfer.
14
Quand vous sentez le truc, il n’y a pas de foutus temps morts. La bagarre est permanente. Les mauvais coups du sort se transforment en jackpot. On n’en éprouve pas de gratitude (émotion réservée aux chochottes et aux éternels perdants, de l’avis de Jim Rennie), car on estime que ces choses vous sont dues. Sentir le truc, c’est comme être sur un tapis volant et on se doit (toujours de l’avis de Big Jim) de rester impérial en le chevauchant.
S’il n’était pas sorti de la grande baraque prétentieuse de la famille Rennie, sur Mill Street, à l’heure précise où il en était sorti — mais un peu avant ou un peu après —, il aurait pu traiter Brenda Perkins de manière entièrement différente. Mais voilà, il était sorti juste au bon moment. Typique de ce qui arrivait quand on sentait le truc : les défenses s’effondraient et on fonçait par l’ouverture magique qui venait de se créer, les deux doigts dans le nez.
C’était le slogan répété Ou-vrez ÇA ! Ou-vrez ÇA ! qui l’avait fait sortir de son bureau où il prenait des notes en vue de ce qu’il avait prévu d’appeler l’« administration du désastre »… administration dont le guilleret et souriant Andy Sanders serait le titulaire officiel et Jim Rennie l’éminence grise.Tant que c’est pas cassé, on répare pas, telle était la règle numéro 1 dans le guide pratique du parfait politicien de Big Jim, et avoir Andy en première ligne opérait comme un charme. La plupart des gens, à Chester’s Mill, savait que le premier conseiller était un imbécile, mais peu importait. On pouvait faire et refaire le coup aux gens parce que quatre-vingt-dix-huit pour cent d’entre eux étaient encore plus crétins. Et même si Big Jim n’avait jamais préparé de campagne politique de cette ampleur — il ne s’agissait de rien de moins que d’établir une dictature municipale —, il ne doutait pas qu’elle réussirait.
Il n’avait pas inclus Brenda Perkins dans sa liste de sources de complications possibles, mais peu importait. Quand on sentait le truc, les sources de complications avaient une façon bien à elles de disparaître. Ce que l’on acceptait aussi comme un dû.