Junior ne dit rien. Big Jim se demanda une fois de plus ce qui n’allait pas chez son fils. Mais avait-il vraiment envie de le savoir ? Quand cette crise serait terminée, peut-être. En attendant, il avait bien trop de casseroles sur le feu et le dîner n’allait pas tarder à être servi.
« Et qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Laisse-moi vérifier quelque chose avant. »
Big Jim prit son portable. Chaque fois qu’il l’ouvrait, il s’attendait à ce qu’il soit aussi inutile que des tétons sur un taureau, mais il fonctionnait toujours. Au moins pour les appels locaux, ce qui était la seule chose qui l’intéressait. Il sélectionna DP, le département de police. Stacey Moggin décrocha à la troisième sonnerie. Elle paraissait harassée, pas du tout comme la Stacey courtoise et efficace habituelle. Big Jim n’en fut pas surpris, étant donné les festivités qui s’étaient déroulées le matin même. Le bruit de fond trahissait beaucoup d’agitation.
« Police, dit-elle. Si ce n’est pas une urgence, veuillez raccrocher et rappeler plus tard. Nous sommes absolument débor…
— C’est Jim Rennie, mon chou. » Il savait pertinemment que Stacey avait horreur qu’on l’appelât mon chou. Raison pour laquelle il le faisait. « Passe-moi le chef. Tout de suite.
— Il essaie de séparer deux types qui se bagarrent à la réception, répondit-elle. Pourriez-vous rappeler plus…
— Non, je ne peux pas rappeler plus tard, la coupa Big Jim. Croyez-vous que j’appellerais, si ce n’était pas important ? Allez donc donner un bon coup de lacrymo au plus agressif de vos deux énergumènes. Et que Peter se rende dans son bureau… »
Elle ne le laissa pas terminer, le téléphone heurta le bureau avec un bruit mat. Cela ne désarçonna nullement Big Jim ; quand il portait sur les nerfs à quelqu’un, il aimait autant le savoir. Au loin, il entendit une voix masculine traiter quelqu’un d’autre de fils de pute et de voleur. Cela le fit sourire.
Quelques instants plus tard, il fut placé en attente sans que Stacey prît la peine de l’en avertir. Big Jim eut droit à la musique de McGruff the Crime Dog pendant un moment. Puis quelqu’un prit la ligne. C’était Randolph, apparemment hors d’haleine :
« Fais vite, Jim, parce que c’est une maison de fous, ici. Ceux qui ne sont pas à l’hôpital avec des côtes cassées sont furieux comme des frelons. Tout le monde accuse tout le monde. J’essaie de ne pas remplir les cellules, en bas, mais on dirait qu’ils veulent tous y aller.
— Est-ce que l’idée d’augmenter les forces de police ne te semble pas meilleure, aujourd’hui ?
— Bordel, si ! On a pris notre raclée. J’ai l’un des nouveaux — la fille Roux — à l’hôpital avec toute une moitié de la figure démolie. On dirait la Fiancée de Frankenstein. »
Le sourire de Big Jim s’agrandit. Sam Verdreaux avait réussi son coup. Mais c’était encore une des conséquences de sentir le truc ; quand on était obligé de passer le ballon, en ces rares occasion où on ne pouvait pas lancer soi-même, on le passait toujours à la bonne personne.
« On lui a balancé une pierre. À Mel Searles aussi. Il est resté un moment évanoui, mais on dirait qu’il va mieux. Sauf que c’est pas joli à voir. Je l’ai envoyé se faire rafistoler à l’hôpital.
— C’est vraiment un scandale, dit Big Jim.
— Il y a quelqu’un qui visait mes officiers. Plusieurs quelqu’un, je crois. Est-ce qu’on va pouvoir engager d’autres volontaires, Big Jim ?
— Je pense que tu trouveras plein de volontaires parmi la belle jeunesse de cette ville, dit Big Jim. En fait, j’en connais plusieurs, qui vont au Christ-Rédempteur. Les frères Killian, par exemple.
— Les frères Killian sont plus bêtes que leurs pieds, Jim !
— Je sais, mais ils sont costauds et ils obéissent aux ordres… Et ils savent tirer.
— Est-ce qu’on va armer les nouveaux officiers ? demanda Randolph d’un ton où se mêlaient crainte et espoir.
— Après ce qui est arrivé aujourd’hui ? Bien sûr. Je pensais à dix ou douze braves jeunes gens de confiance, pour commencer. Frank et Junior pourront t’aider à les choisir. Et il en faudra davantage si tout ça n’est pas réglé la semaine prochaine. Paie-les sur le papier. Donne-leur la priorité sur les denrées, si jamais on commence à rationner. À eux et à leur famille.
— D’accord. Envoie-moi Junior, tu veux bien ? Frank est là, Thibodeau aussi. Il a pris pas mal de coups au supermarché et il a fallu changer son pansement à l’épaule, mais il est plutôt en forme. » Randolph se mit à parler plus bas. « Il dit que c’est Barbara qui lui a changé son pansement. Et qu’il a fait du bon boulot.
— C’est très bien, mais notre Mister Barbara ne va pas continuer bien longtemps à changer des pansements. Et j’ai un autre boulot pour Junior. Et pour l’officier Thibodeau. Envoie-le-moi.
— Pour quoi faire ?
— Si tu avais besoin de le savoir, je te le dirais. Envoie-le-moi. Junior et Frank feront plus tard la liste des nouvelles recrues potentielles.
— Bon… si tu le dis… »
Randolph fut interrompu par une brusque recrudescence du tapage. Un objet tomba, ou fut lancé. Il y eut le craquement de quelque chose qui se brise.
« Arrêtez ça ! » rugit Randolph.
Avec un sourire, Big Jim écarta le téléphone de son oreille. Il entendait parfaitement bien, néanmoins.
« Attrapez-moi ces deux-là — non, pas eux, idiots, les deux autres… NON, je ne veux pas qu’on les arrête ! Je veux qu’ils me foutent le camp d’ici ! Sur le cul, si y’a pas moyen de faire autrement ! »
Un instant plus tard, Randolph revenait en ligne. « Rappelle-moi pourquoi j’ai voulu ce boulot, parce que je commence à l’oublier.
— Ça va s’arranger tout seul, tu vas voir, rétorqua Big Jim d’un ton apaisant. Tu auras cinq nouveaux à ta disposition dès demain — de jeunes étalons en pleine forme — et cinq autres jeudi. Au moins cinq. Et maintenant, envoie-moi Thibodeau. Et vérifie bien que la cellule tout à fait au fond, au sous-sol, reste libre pour accueillir quelqu’un. Mr Barbara va l’occuper cet après-midi.
— Il sera accusé de quoi ?
— Qu’est-ce que tu dirais de quatre inculpations pour meurtre, plus incitation à l’émeute au supermarché local ? Ça t’irait ? »
Il raccrocha avant que Randolph eût le temps de répondre.
« Qu’est-ce qu’on doit faire, avec Carter ? demanda Junior.
— Cet après-midi ? Tout d’abord, un peu de reconnaissance et de préparation. Ensuite, tu feras partie de ceux qui arrêteront Barbara. Ça devrait te plaire, non ?
— Et comment !
— Une fois Barbara au trou, toi et Thibodeau vous allez faire un bon repas, parce que votre vrai boulot, c’est pour cette nuit.
— Et ce sera quoi ?
— Mettre le feu au local duDemocrat. Qu’est-ce que t’en dis ? »
Les yeux de Junior s’agrandirent. « Mais pourquoi ? »
Que son fils eût besoin de le demander fut une déception pour Big Jim. « Pourquoi ? Parce que, dans un avenir immédiat, il n’est pas dans l’intérêt de la ville d’avoir un journal. Des objections ?
— Dis-moi, P’pa… ça ne t’est jamais venu à l’esprit que tu puisses être cinglé ? »
Big Jim hocha la tête. « Comme un renard », répondit-il.
7
« Quand je pense au temps que j’ai passé dans cette salle, dit Ginny Tomlinson de sa nouvelle voix enrouée, sans imaginer un seul instant que je me retrouverais sur la table…
— Et même si cette pensée vous avait effleurée, vous n’auriez probablement jamais été jusqu’à imaginer que ce serait le type qui vous sert votre petit déjeuner qui officierait », répondit Barbie.