« Oh, non ! » gémit Gendron, s’abritant les yeux. Puis il cria : « Barrez-vous, bande de cinglés, barrez-vous d’ici ! »
Barbie se joignit à lui. « Non ! Arrêtez ! Repartez ! »
Efforts inutiles, bien entendu. Encore plus inutilement, il agitait les bras, faisant de grands gestes signifiant partez-partez.
Elsa regarda Gendron, puis Barbie, une expression d’incompréhension sur les traits.
L’hélico plongea jusqu’à la hauteur des arbres et se mit en vol stationnaire.
« Je crois que ça va aller, dit Gendron dans un souffle. Les gens là-bas ont dû leur faire signe de s’écarter, eux aussi. La pilote a dû voir… »
Sur quoi, l’appareil vira au nord, le pilote se proposant d’observer la scène d’un nouvel angle, sans doute depuis la prairie d’Alden Dinsmore, et il percuta la barrière sous les yeux de Barbie. Un des rotors cassa. L’hélicoptère pencha, plongea et zigzagua, tout cela en même temps. Puis il explosa, faisant tomber une nouvelle pluie de feu et de débris sur la route et les champs, de l’autre côté de la barrière.
Le côté de Gendron.
L’extérieur.
7
Junior Rennie s’introduisit comme un voleur dans la maison où il avait grandi. Ou comme un fantôme. Elle était vide, bien entendu ; son père devait se trouver dans son dépôt géant de voitures d’occasion, sur la Route 119 — lieu que Frank, l’ami de Junior, appelait parfois le Temple du Crédit Total ; quant à Francine Rennie, elle était, depuis quatre ans, locataire permanente du cimetière de Pleasant Ridge. La sirène de la ville s’était tue et celles de la police s’étaient éloignées quelque part vers le sud. Il régnait un calme bienfaisant dans la maison.
Il prit deux Imitrex, se déshabilla et passa sous la douche. Quand il en ressortit, il constata qu’il y avait du sang sur son T-shirt et son pantalon. Il n’avait pas le temps de s’en occuper pour le moment. Il poussa les vêtements sous le lit d’un coup de pied, abaissa les stores, se glissa dans son pieu et tira les couvertures par-dessus sa tête, comme lorsqu’il était môme et avait peur des monstres dans le placard. Il resta là, frissonnant, toutes les cloches de l’enfer résonnant sous son crâne.
Il somnolait lorsque la sirène des pompiers le réveilla en sursaut. Il se remit à frissonner, mais il avait moins mal à la tête. Il allait dormir encore un peu, puis il réfléchirait à ce qu’il convenait de faire. Se suicider paraissait de loin la meilleure solution. Parce qu’ils allaient l’avoir. Il ne pouvait même pas retourner sur place pour nettoyer ; il n’aurait pas le temps, avant le retour de Henry ou LaDonna McCain de leurs courses du samedi. Certes, il pouvait s’enfuir, mais il fallait attendre que sa migraine s’arrête. Et évidemment, il fallait s’habiller d’abord. Pas question d’entamer une vie de fugitif nu comme un ver.
Tout bien considéré, le suicide était probablement ce qu’il y avait de mieux. Sauf que cela voulait dire que le cuistot aurait gagné. Et quand on regardait les choses en face, toute l’affaire était de la faute de ce con de cuistot.
Puis la sirène des pompiers s’arrêta. Junior dormit encore, couvertures remontées sur la tête. Quand il se réveilla, il était vingt et une heures. Sa migraine avait disparu.
Et la maison était toujours vide.
Sac d’embrouilles
1
Lorsque Big Jim Rennie s’arrêta en faisant crisser les pneus de son Hummer H3 Alpha (couleur : perle noire, accessoires : la totale), il avait trois bonnes minutes d’avance sur les flics, et rien ne lui plaisait davantage. Avoir constamment une longueur d’avance sur les autres, telle était la devise de Rennie.
Ernie Calvert était toujours pendu au téléphone, mais il leva la main dans une esquisse de salut. Il avait les cheveux en désordre et paraissait quasiment fou d’excitation. « Ouais, Big Jim, j’ai réussi à les joindre !
— À joindre qui ? » demanda Rennie, peu intéressé.
Il contemplait le bûcher encore en flammes à quoi était réduit le camion de grumes et l’épave en morceaux de ce qui avait été manifestement un avion. C’était la cata, une cata qui n’allait pas faire de publicité à la ville, en particulier avec les deux dernières voitures de pompiers parties en exercice à Castle Rock. Pour une formation qu’il avait approuvée… à ce détail près que c’était la signature d’Andy Sanders qui figurait sur le formulaire, vu qu’Andy était le premier conseiller. Parfait. Rennie croyait beaucoup en ce qu’il appelait le Quotient de Non-Responsabilité et le fait de n’être que le deuxième conseiller était un excellent exemple de l’application de ce Quotient ; on détenait tout le pouvoir (du moins tant que le premier conseiller était une lavette comme Sanders), sans, la plupart du temps, être la cible des reproches quand quelque chose allait de travers.
Et voilà que Rennie — qui, à seize ans, avait donné son cœur à Jésus et n’employait jamais de gros mots — devait affronter une situation qu’il appelait « un sac d’embrouilles ». Des décisions allaient devoir être prises. Il allait falloir imposer des contrôles. Et il ne pouvait pas compter sur ce vieux chnoque de Howard Perkins pour faire le boulot. Perkins avait peut-être été un chef de la police correct vingt ans plus tôt, mais on avait changé de siècle.
Le froncement de sourcils de Rennie s’accentua au fur et à mesure qu’il parcourait la scène des yeux. Trop de badauds. Certes, il y en avait toujours trop, dans des situations de ce genre ; les gens aimaient le sang et le chaos. Et certains d’entre eux paraissaient se livrer à un jeu bizarre : s’amuser à voir jusqu’où ils pouvaient se pencher ou un truc comme ça.
Bizarre.
« Reculez, tout le monde, reculez ! » cria-t-il. Il avait une voix à donner des ordres, une voix puissante et pleine d’assurance. « C’est une scène d’accident ! »
Ernie Calvert — encore un crétin, il y en avait plein la ville, chacune avait les siens, supposait Rennie — le tira par la manche. Il paraissait plus excité que jamais. « J’ai réussi à joindre l’ANG, Big Jim, et…
— Qui ça ? De quoi vous parlez ?
— L’Air National Guard ! »
C’était le bouquet. Les gens qui s’amusaient à de petits jeux, et ce fou qui appelait la…
« Mais bon sang, Ernie, pourquoi les as-tu appelés ?
— Parce qu’il a dit… le type a dit… » Mais Ernie ne se souvenait pas exactement de ce que Barbie lui avait dit et il sauta donc cette étape. « Bref, toujours est-il qu’ils m’ont mis en relation avec le bureau de la Sécurité intérieure du territoire, à Portland. En relation directe ! »
Rennie se frappa les deux joues à la fois, geste qu’il faisait souvent quand il était exaspéré. Ce qui lui donnait un faux air de Jack Benny qui se serait pris au sérieux. Il racontait parfois des blagues, pourtant, comme Jack Benny, mais jamais obscènes. Il plaisantait parce qu’il vendait des voitures et que dans sa conception des choses, les politiciens étaient supposés plaisanter, en particulier quand on approchait de l’époque des élections. Si bien qu’il avait un stock de ce qu’il appelait ses « tordantes » (« tordantes » comme dans : « Vous voulez que je vous en raconte une tordante ? »). Il les mémorisait tout à fait comme un touriste en terre étrangère apprend des phrases du genre : Pouvez-vous m’indiquer les toilettes ? ou bien : Est-ce qu’il y a un hôtel avec Internet ici ?