— Ne vous gênez pas pour moi, lui lança Benny. J’suis qu’un radical libre ici. »
Et un petit rigolo, avec ça.
« Dans le couloir, Rusty, dit Ginny, sans adresser un seul regard au gamin.
— Je reviens tout de suite, Benny. Reste ici et tiens-toi tranquille.
— J’bougerai pas. Pas de problème. »
Rusty suivit Ginny dans le couloir. « On sort l’ambulance ? » demanda-t-il. Un peu plus loin derrière Ginny, la maman de Benny, l’air sinistre, tenait un livre de poche à la couverture mêlant violence et sexe.
Ginny acquiesça. « Oui, pour la 119, à la démarcation avec Tarker. Il y a un autre accident à une autre limite de la ville — Motton — mais j’ai entendu dire que toutes les personnes impliquées étaient DSS. » Décédées sur la scène. « Une collision entre un avion et un camion. L’avion essayait de se poser.
— Sans déconner ? Tu te fous de moi ! »
Alva Drake leva les yeux, fronça les sourcils puis retourna à son livre de poche. Ou du moins essaya de se concentrer dessus tout en continuant à se demander si son mari la soutiendrait pour interdire le skateboard à leur fils jusqu’à ses dix-huit ans.
« Non, je ne déconne pas, Rusty. On m’a signalé d’autres accidents, en plus…
— Bizarre.
— … mais le type de Tarker est encore en vie. Il conduisait un camion de livraison, si j’ai bien compris. Magne-toi, mon gars. Twitch attend.
— Tu finiras, avec le gosse ?
— Oui. Fonce, fonce.
— Le Dr Rayburns ?
— En consultation au Stephen Memorial. » Il s’agissait de l’hôpital de Norway-South Paris. « Il est en route, Rusty. Fonce ! »
Rusty prit le temps de dire à Mrs Drake que son fils allait très bien. L’information ne parut pas réjouir particulièrement Alva, mais elle le remercia. Dougie Twitchell, dit Twitch, était assis sur le pare-chocs de son ambulance, une antiquité que Jim Rennie et les autres conseillers municipaux n’avaient toujours pas remplacée, fumant une cigarette au soleil. Il avait sa cibi portable avec lui et celle-ci jacassait sans interruption : les voix sautaient les unes au-dessus des autres comme du pop-corn dans une poêle chaude.
« Éteins-moi ta saloperie à cancer et bougeons-nous, dit Rusty. Tu sais où nous allons, hein ? »
Twitch jeta le mégot d’une pichenette. En dépit de son surnom[6], il était l’infirmier le plus calme qu’ait jamais connu Rusty, ce qui en disait déjà long. « Je sais ce que t’a dit Gin-Gin — la limite Tarker-Chester’s Mill, hein ?
— Oui. Un camion renversé.
— Ouais, mais les ordres ont changé. On va de l’autre côté. » Il montra le sud. À l’horizon on voyait s’élever une colonne de fumée noire. « T’as jamais eu envie de voir un avion qui vient de s’écraser ?
— Déjà fait. Pendant mon service, répondit Rusty. Deux types. T’aurais pu étaler ce qu’il en restait sur une tartine. Ça m’a largement suffi, camarade. Ginny m’a dit qu’ils étaient tous morts là-bas, alors…
— Peut-être que oui, peut-être que non. Mais en plus, il est arrivé quelque chose à Perkins et il est peut-être encore en vie, lui.
— Le chef Perkins ?
— En personne. Je pense que le pronostic est mauvais si le pacemaker lui a bien explosé dans la poitrine — c’est ce que prétend Peter Randolph —, mais c’est le patron de la police. Mister Sans-peur-et-sans-reproche.
— Voyons, Twitch, mon vieux. Un pacemaker, ça n’explose pas. C’est parfaitement impossible.
— Alors il est peut-être encore en vie, et on a peut-être une chance de faire quelque chose », répondit Twitch.
Il n’avait pas encore fait le tour du capot qu’il tirait une autre cigarette de son paquet.
« On ne fume pas dans une ambulance », lui fit remarquer Rusty.
Twitch le regarda, l’air sombre.
« Sauf si tu m’en donnes une. »
Twitch soupira et lui tendit le paquet.
« Ah, des Marlboro, dit Rusty. Mes saloperies préférées.
— T’es tuant », dit Twitch.
5
Ils brûlèrent le feu rouge au carrefour entre la 117 et la 119, sirène hurlante, fumant tous deux comme des malades (fenêtres ouvertes, procédure habituelle), écoutant les interventions qui se chevauchaient sur la cibi. Rusty n’y comprenait presque rien, mais une chose, au moins, était claire : il ne serait pas à quatre heures chez lui.
« Vraiment, je ne sais pas ce qui s’est passé, dit Twitch, mais ce qui est sûr et certain, c’est que nous allons sur le site d’un authentique crash. D’accord, on arrive après le crash, mais à cheval donné…
— Twitch, t’es qu’un charognard. »
Il y avait beaucoup de circulation, la plupart des véhicules roulant vers le sud. Parmi tous ces gens, quelques-uns avaient sans doute une bonne raison d’être là, mais Rusty estimait que la majorité étaient autant de mouches humaines attirées par l’odeur du sang. Twitch doubla sans difficulté une file de quatre voitures ; la direction nord de la 119 était étrangement déserte.
« Regarde ! dit Twitch en tendant le bras. Un hélico de la télé ! On va nous voir aux infos de six heures, Big Rusty ! Deux héroïques infirmiers se sont battus pour… »
Mais Twitch n’alla pas plus loin dans la description de son fantasme. Devant eux — sur le site de l’accident, supposa Rusty —, l’hélico fit un crochet. Un instant, le numéro 13 fut lisible sur le flanc de l’appareil à côté du sigle de CBS. Puis il explosa, projetant une pluie de feu dans le ciel sans nuages du début de l’après-midi.
Twitch s’écria : « Bon Dieu, je suis désolé ! J’parlais pas sérieusement ! » Puis, d’un ton enfantin qui fit mal au cœur à Rusty en dépit de l’état de choc dans lequel il était lui-même, l’infirmier ajouta : « Je retire ce que j’ai dit ! »
6
« Faut que j’y retourne », dit Gendron. Il retira sa casquette des Sea Dogs et s’en servit pour essuyer son visage blême à l’expression sévère, couvert de sang. Son nez avait enflé et ressemblait à un pouce géant. Deux cercles noirs entouraient ses yeux. « Je suis désolé, mais mon pif me fait un mal de chien et… puis, je suis plus très jeune… Aussi… » Il leva les bras, les laissa retomber. Les deux hommes se faisaient face et Barbie l’aurait bien serré dans ses bras pour lui donner une tape dans le dos, si cela avait été possible.
« C’est le choc, c’est ça ? » demanda-t-il.
Gendron eut un rire sec. « L’hélico, ç’a été la touche finale. » Ils regardèrent en direction de la nouvelle colonne de fumée.
Barbie et Gendron avaient poursuivi leur exploration, après avoir franchi la 117, non sans s’être assurés auparavant que les témoins se chargeraient de demander de l’aide pour Elsa Andrews, la seule survivante. Au moins n’était-elle pas gravement blessée, même si elle avait manifestement le cœur brisé par la mort de son amie.
« Alors, allez-y. Lentement. Prenez votre temps. Reposez-vous chaque fois qu’il le faudra.
— Et vous, vous continuez ?
— Oui.
— Vous espérez toujours en trouver le bout ? »
Barbie garda quelques instants le silence. Au début, il en avait été sûr. Mais maintenant…
« Oui, je l’espère.
— Alors bonne chance. » Gendron inclina sa casquette vers Barbie avant de la remettre. « J’espère bien vous serrer la main avant la fin de la journée.
— Moi aussi », dit Barbie. Il se tut un instant. Il venait de penser à quelque chose. « Pouvez-vous me rendre un service ?