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Sur le bandeau rouge défilant au bas de l’écran on lisait : DERNIÈRE MINUTE UNE VILLE DU MAINE COUPÉE DU MONDE LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT. Et dans le coin en haut à gauche un encadré clignotant proclamait GRAVISSIME ! telle une pub dans un bar : Buvez la bière Gravissime, pensa Barbie.

Wolf Blitzer vint remplacer Anderson Cooper à l’écran. Rose avait le béguin pour Blitzer et il n’était pas question de brancher la télé sur autre chose que The Situation Room, pendant les après-midi de la semaine ; elle l’appelait « mon Wolfie ». Wolfie portait ce soir une cravate, mais elle était mal nouée et Barbie trouvait que le reste de sa tenue sentait diablement les vieilles frusques du samedi.

« Pour récapituler ce qui s’est passé, dit le Wolfie de Rose, vers approximativement treize heures, cet après-midi…

— Deux heures auparavant, mon gros, le corrigea quelqu’un.

— C’est vrai, pour Myra Evans ? demanda une autre voix. Elle est vraiment morte ?

— Oui », répondit Fernald Bowie. Le frère aîné de Fern, Stewart Bowie, était l’unique entrepreneur de pompes funèbres de Chester’s Mill. Fern lui donnait parfois un coup de main quand il était à jeun, et ce soir il était à jeun. Anormalement à jeun. « Et maintenant la ferme, qu’on puisse écouter. »

Barbie voulait écouter, lui aussi, parce que Wolfie en venait à la question qui importait le plus à Barbie et disait ce qu’il avait envie d’entendre : que l’espace aérien au-dessus de Chester’s Mill était déclaré interdit de survol. En réalité, c’était tout le Maine occidental et l’est du New Hampshire, à partir de Lewiston-Auburn jusqu’à North Conway, qui était interdit de survol. Le Président venait d’être mis au courant. Et, pour la première fois en neuf ans, la couleur du niveau de menace diffusée par le National Threat Advisory était passée de l’orange au rouge.

Julia Shumway, propriétaire et rédactrice en chef duDemocrat, jeta un coup d’œil à Barbie quand il passa devant sa table. Sur quoi elle lui décocha un petit sourire pincé et entendu, sa spécialité, quasiment sa marque de fabrique. « On dirait bien que Chester’s Mill ne veut pas vous laisser partir, Mr Barbara.

— On dirait », répondit Barbie.

Qu’elle ait su qu’il partait et pour quelle raison, voilà qui ne le surprenait pas. Il avait passé suffisamment de temps à Chester’s Mill pour avoir appris que Julia Shumway était au courant de tout ce qui méritait d’être connu.

Rose l’aperçut alors qu’elle était en train de servir des platées de haricots blancs-saucisses (avec une relique fumante qui ressemblait vaguement à une côtelette de porc) à six clients serrés à une table pour quatre. Elle s’immobilisa, une assiette dans chaque main et deux autres en équilibre sur l’avant-bras, les yeux écarquillés. Puis elle eut un large sourire, débordant de soulagement et de joie sincère qui lui alla droit au cœur.

Voilà l’impression que l’on a quand on est chez soi, pensa-t-il. Du diable si ce n’est pas exactement ça.

« Nom d’un chien, je m’attendais pas à te revoir, Dale Barbara !

— Tu as toujours mon tablier ? » demanda Barbie.

Un peu timidement. Il faut dire que Rose l’avait engagé alors qu’il n’était qu’un vagabond avec quelques références griffonnées dans son sac à dos. Elle lui avait dit qu’elle comprenait parfaitement les raisons pour lesquelles il devait ficher le camp de la ville, personne n’avait envie d’avoir pour ennemi le père de Junior Rennie, mais Barbie avait encore l’impression de l’avoir laissée tomber à un mauvais moment.

Rose déposa les assiettes au petit bonheur la chance, là où il y avait de la place, et se dépêcha de rejoindre Barbie. C’était une petite femme rondelette et elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour l’embrasser, mais elle y arriva.

« Je suis fichtrement contente de te revoir ! » murmura-t-elle. Barbie la serra contre lui et l’embrassa sur le sommet du crâne.

« Big Jim et Junior Rennie n’en diront pas autant. » Mais aucun des deux Rennie n’était là ; c’était toujours ça de pris. Barbie se rendit compte que, du moins pour le moment, il était devenu aussi intéressant aux yeux des citoyens de Chester’s Mill assemblés ici que leur propre ville en vedette sur une chaîne nationale.

« Big Jim Rennie peut aller se faire voir ! » dit Rose. Barbie se mit à rire, ravi de sa férocité mais content aussi de sa discrétion car elle continuait à murmurer : « Je croyais que tu étais parti ?

— J’étais sur le point, mais j’ai été retardé.

— Tu… tu l’as vu, ce truc ?

— Oui. Je te raconterai plus tard. »

Il la relâcha, la tint à bout de bras et pensa : Si tu avais dix ans de moins, Rose… ou peut-être même cinq…

« Alors, tu me rends mon tablier ? »

Elle s’essuya le coin de l’œil et hocha affirmativement la tête. « Je t’en supplie, reprends-le ! Vire-moi Anson de la cuisine avant qu’il nous ait tous empoisonnés. »

Barbie lui adressa un petit salut et contourna le comptoir pour entrer dans la cuisine où il renvoya Anson Wheeler en salle, lui demandant de prendre les commandes et de s’occuper du nettoyage, puis d’aider Rose à servir. Anson s’éloigna du gril avec un soupir de soulagement. Avant de retourner au comptoir, il serra la main droite de Barbie dans les deux siennes. « Merci mon Dieu, vieux — j’ai jamais vu une telle cohue. J’étais largué.

— Ne t’inquiète pas. Nous allons faire manger les cinq mille convives. »

Anson, qui n’était pas un fervent lecteur de la Bible, ne comprit pas. « Hein ?

— Laisse tomber. »

La clochette retentit, dans le coin du passe-plat. « Une commande ! » lança Rose.

Barbie s’empara d’une spatule avant de prendre le bon de commande — le gril était dans un état inimaginable, comme toujours lorsque c’était Anson qui se lançait dans les transformations cataclysmiques provoquées par la chaleur qu’il appelait cuisson — puis il enfila son tablier, le noua dans son dos et ouvrit le placard au-dessus de l’évier. Il était plein de casquettes de baseball, lesquelles servaient de toques de chef aux cuistots du Sweetbriar Rose quand ils maniaient le gril. Il en choisit une des Sea Dogs en l’honneur de Paul Gendron (actuellement dans les bras de sa chère et tendre, espéra-t-il), tourna la visière vers l’arrière et fit craquer ses articulations.

Puis il prit la première commande et se mit au boulot.

2

À vingt et une heures quinze, soit longtemps après l’heure habituelle de fermeture, Rose mettait les derniers clients dehors. Barbie ferma à clef et retourna le panneau OUVERT sur FERMÉ. Il suivit des yeux le dernier groupe de quatre ou cinq personnes qui traversaient la rue pour rejoindre la place principale où s’était créé un attroupement d’une cinquantaine d’hommes et de femmes, et les conversations allaient bon train. Tous étaient tournés vers le sud où une grande lumière blanche formait une bulle au-dessus de la 119. Ce n’était pas les projecteurs des télés, estima Barbie, mais ceux de l’armée américaine noyant de clarté un périmètre de sécurité. Car comment sécurisait-on un secteur de nuit ? Eh bien, en y postant des sentinelles et en l’éclairant a giorno, bien entendu.

Zone interdite. Voilà qui ne lui plaisait pas trop.

En revanche, il faisait anormalement sombre dans Main Street. Quelques ampoules électriques anémiques brillaient dans certains des bâtiments — ceux dotés de générateurs — et les éclairages de sécurité sur batterie fonctionnaient dans les magasins, le Burpee’s, le Gas & Grocery, la librairie de Chester’s Mill, et le Food City (le supermarché), en bas de Main Street Hill, ainsi que dans une demi-douzaine d’autres bâtiments, mais les lampadaires étaient éteints et on voyait des bougies à la plupart des fenêtres, au premier étage des maisons, là où se trouvaient les appartements.