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Dodee était retournée dans l’agglomération en roulant à vingt-cinq kilomètres à l’heure, encore shootée et parano comme l’enfer, guettant sans cesse l’apparition des flics dans son rétroviseur et sachant que, si jamais cela arrivait, ce serait cette salope de rouquine, Jackie Wettington. Ou bien son père, qui aurait quitté un moment sa boutique et sentirait l’alcool de son haleine. Ou bien elle angoissait à l’idée de tomber sur sa mère, à la maison, qui, trop fatiguée après sa leçon de pilotage, aurait décidé de ne pas aller s’éclater à l’Eastern Star Bingo.

Je vous en prie mon Dieu, pria-t-elle. Je vous en prie, évitez-moi tout ça et je ne ferai plus jamais tu-sais-quoi. Les deux tu-sais-quoi. Plus jamais de toute ma vie.

Dieu avait entendu sa prière. Il n’y avait personne à la maison. Ici aussi, l’électricité était coupée, mais dans son état second, Dodee s’en était à peine rendu compte. Elle était montée le plus silencieusement possible jusqu’à sa chambre, s’était débarrassée de son pantalon et de son T-shirt et s’était couchée. Juste quelques minutes, s’était-elle dit. Ensuite elle se relèverait, mettrait ses vêtements qui puaient la ganja dans le lave-linge et prendrait une douche. Elle empestait aussi le parfum que son amie devait acheter au litre à prix cassé au Burpee’s.

Seulement, elle n’avait pu régler l’alarme de son réveil (il était électrique), et c’était les coups frappés à sa porte qui l’avaient réveillée, beaucoup plus tard : il faisait déjà noir. Elle avait enfilé sa robe de chambre et était descendue, brusquement convaincue que ce serait la flic rouquine aux gros nénés venue l’arrêter pour conduite en état d’ivresse. Et peut-être aussi pour les autres trucs. Dodee ne pensait pas que ce tu-sais-quoi-là était interdit par la loi, mais elle n’en était pas sûre.

Ce n’était pas Jackie Wettington. Mais Julia Shumway, la rédactrice en chef duDemocrat. La journaliste tenait une lampe torche. Elle l’avait braquée sur le visage de Dodee — sans doute gonflé de sommeil, les yeux certainement encore rouges et les cheveux en bataille — puis l’avait abaissée. Il y avait assez de lumière pour qu’elle puisse distinguer le visage de Julia et Dodee y lut une compassion qui la rendit perplexe et l’effraya un peu.

« Pauvre petite, dit-elle. Tu n’es pas au courant, n’est-ce pas ?

— Au courant de quoi ? » avait demandé Dodee. À ce moment-là elle avait eu la sensation d’être passée dans un univers parallèle. « Au courant de quoi ? »

Et Julia Shumway le lui avait dit.

6

« Angie ? Angie, je t’en prie !  »

Avançant à tâtons dans le couloir. Mal à la main. Mal à la tête, un mal de chien. Elle aurait pu aller retrouver son père — Ms Shumway lui avait proposé de la conduire, en passant tout d’abord par le salon funéraire Bowie — mais son sang s’était glacé à l’évocation de ce seul nom. De plus, c’était avec Angie qu’elle voulait être. Angie la serrerait fort contre elle et sans arrière-pensée de tu-sais-quoi. Angie était sa meilleure amie.

Une ombre sortit de la cuisine et s’approcha d’elle.

« Ah te voilà, grâce à Dieu ! » Elle se mit à sangloter encore plus fort et se précipita vers la silhouette, les bras tendus. « Oh, c’est affreux ! J’ai été punie parce que j’ai été une mauvaise fille, j’en suis sûre ! »

L’ombre tendit les bras à son tour, mais ce n’était pas pour l’étreindre tendrement. Non, les mains qui étaient à l’extrémité de ces bras se refermèrent sur sa gorge.

Le bien de la ville, le bien de tous

1

Andy Sanders se trouvait effectivement au salon funéraire Bowie. Il y était venu à pied, écrasé par un lourd fardeau : stupéfaction, chagrin, cœur brisé.

Il était assis dans le salon du souvenir, avec pour seule compagnie le cercueil qui se trouvait au milieu de la pièce. Gertrude Evans était morte d’une crise cardiaque à l’âge de quatre-vingt-sept (ou quatre-vingt-huit) ans deux jours plus tôt. Andy avait envoyé ses condoléances, même si Dieu seul savait qui finirait par les recevoir ; le mari de Gert était mort dix ans auparavant. Peu importait. Il envoyait systématiquement ses condoléances lorsque décédait l’un de ses administrés, rédigées à la main sur du papier à en-tête : BUREAU DU PREMIER CONSEILLER. Il estimait que cela faisait partie de ses devoirs.

Big Jim ne s’embarrassait pas de ce genre de détails. Big Jim était bien trop occupé à gérer ce qu’il appelait « notre petite entreprise », voulant dire par là Chester’s Mill. À la vérité, il la gérait comme si c’était sa ligne de chemin de fer privée, mais Andy ne s’en offusquait pas ; il comprenait que Big Jim était malin. Andy comprenait aussi autre chose : sans Andrew DeLois Sanders, Big Jim n’aurait jamais été élu, même pas pour gérer la fourrière. Big Jim savait vendre des voitures d’occasion en promettant des affaires en or, des taux de financement ridicules et des bonus genre aspirateur coréen de pacotille, mais lorsqu’il avait essayé d’obtenir la concession Toyota, la dernière fois, le fabricant lui avait préféré Will Freeman. Étant donné son chiffre d’affaires et sa situation privilégiée sur la Route 119, Big Jim n’avait jamais compris comment Toyota avait pu se montrer aussi stupide.

Andy, lui, l’avait compris. Il n’était peut-être pas l’ours le plus malin du bois, mais il savait que Big Jim n’avait rien de chaleureux. Qu’il était un homme dur (certains — parmi ceux qui s’étaient fait avoir par ses prétendus financements à taux privilégié, par exemple — auraient même dit sans cœur) et savait se montrer persuasif, mais qu’il était aussi glacial. Andy, en revanche, était tout ce qu’il y avait de plus chaleureux. Quand il faisait ses tournées préélectorales, Andy disait aux gens que lui et Big Jim étaient comme les jumeaux Doublemint, ou Click et Clack, ou le beurre et la tartine, et que Chester’s Mill ne serait plus Chester’s Mill sans leur tandem (avec le numéro trois temporaire qui pouvait être n’importe qui — en ce moment la sœur de Rose Twitchell, Andrea Grinnell). Andy avait toujours apprécié son association avec Big Jim. Financièrement, oui, en particulier durant les deux ou trois dernières années, mais aussi dans son cœur. Big Jim savait comment faire avancer les choses, savait pourquoi il fallait que les choses soient faites. On est sur le coup pour le long terme, disait-il. Nous faisons ça pour la ville. Pour les gens. Pour leur propre bien. Et c’était bien. Faire le bien était bien.

Mais aujourd’hui… ce soir…