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« J’ai tout de suite détesté l’idée de ces leçons de pilotage », dit-il en se remettant à pleurer. Il ne tarda pas à sangloter bruyamment, mais ce n’était pas un problème, car Brenda Perkins était partie, en larmes mais silencieuse, après avoir vu les restes de son mari, et les frères Bowie étaient en bas. Ils avaient beaucoup de travail (Andy avait compris, de manière vague, qu’il s’était passé quelque chose d’absolument terrible). Fern Bowie était aller manger un morceau au Sweetbriar Rose et Andy pensait que Fern le mettrait à la porte à son retour, mais Fern passa dans le couloir sans même un regard pour Andy qui se tenait assis les mains serrées entre ses genoux, la cravate en berne, les cheveux en désordre.

Fern était descendu dans ce que lui et son frère appelaient « la salle de travail ». (Horrible ! horrible !) Duke Perkins s’y trouvait. Il y avait aussi ce fichu Chuck Thompson, l’homme qui avait peut-être convaincu la femme d’Andy de prendre ces leçons de pilotage, mais qui l’avait encore plus radicalement convaincue d’arrêter. Il y en avait peut-être d’autres, là en bas.

Claudette, en tout cas.

Andy émit un grognement mouillé et serra ses mains encore plus fort. Il ne pourrait pas vivre sans elle. Il lui serait impossible de vivre sans elle. Et pas seulement parce qu’il l’aimait plus que sa propre vie. C’était Claudette (outre des versements réguliers en liquide, au noir, de plus en plus considérables, de la part de Jim Rennie) qui faisait tourner la pharmacie. S’il avait été seul, Andy l’aurait conduite à la faillite avant la fin du siècle. Sa spécialité, c’était les gens, pas les livres de comptes ni les chiffres. Sa femme était la spécialiste des chiffres. Ou plutôt, l’avait été.

Lorsque ce passage au plus-que-parfait retentit dans son esprit, il gémit à nouveau.

Claudette et Big Jim avaient même collaboré à la préparation des livres de comptes de la ville en vue de l’audit commandité par l’État. L’audit aurait dû être une surprise, mais Big Jim avait été averti à l’avance. De peu. Juste assez pour qu’ils aient le temps de mettre en route le programme d’ordinateur que Claudette appelait Mister Propre. Ils lui avaient donné ce nom parce qu’il produisait toujours des résultats impecs. Ils sortiraient de cet audit côté pile immaculé au lieu d’aller en prison (ce qui n’aurait pas été juste, vu que la plus grande partie de ce qu’ils faisaient — presque tout, en fait — était pour le bien de la ville).

La vérité, en ce qui concernait Claudette Sanders, était celle-ci : elle avait été une Jim Rennie en plus joli, une Jim Rennie en plus aimable, une femme avec qui il couchait et à qui il racontait tous ses petits secrets, et la vie sans elle était impensable.

Andy fondit de nouveau en larmes et c’est à ce moment-là que Big Jim lui mit une main sur l’épaule. Andy ne l’avait pas entendu arriver, mais il ne sursauta pas. Il avait presque attendu cette main, car son propriétaire avait le don d’apparaître chaque fois qu’Andy avait le plus besoin de lui.

« Je pensais bien te trouver ici, dit Big Jim. Andy, mon vieux… je suis tellement désolé, tellement désolé. »

Andy se mit debout, chancelant, passa maladroitement ses bras autour de la masse imposante de Big Jim et se mit à sangloter de plus belle contre la veste de son deuxième conseiller. « Je lui avais dit que ces leçons de pilotage, c’était risqué ! Je lui avais dit que Chuck Thompson était une bourrique, comme son père ! »

Big Jim lui frotta le dos d’une main apaisante. « Je sais. Mais elle est dans un monde meilleur, à présent, Andy — elle partage le repas de Jésus ce soir — rôti de bœuf, petits pois frais, purée au jus ! Est-ce que c’est pas une idée formidable ? Accroche-toi à ça. Tu penses pas que nous devrions prier ?

— Si ! sanglota Andy. Si, Big Jim ! Prie avec moi ! »

Ils se mirent à genoux et Big Jim pria longtemps et avec ferveur pour l’âme de Claudette Sanders. (En dessous, dans la salle de travail, Stewart Bowie entendit, leva les yeux vers le plafond et fit observer : « Ce type-là chie par les deux bouts. »)

Après quatre ou cinq minutes de Nous voyons à travers un verre obscur et de Quand j’étais un enfant je parlais comme un enfant (Andy ne voyait pas trop ce que cette deuxième prière avait comme rapport avec la mort de Claudette, mais il s’en fichait ; le seul fait d’être agenouillé à côté de Big Jim était réconfortant), Rennie termina par un Au-nom-de-Jésus-amen et aida Andy à se relever.

Face à face, bedaine contre bedaine, Big Jim prit Andy par les épaules et le regarda dans les yeux. « Bon, collègue », dit-il. Il appelait toujours Andy ainsi quand la situation était sérieuse. « Tu es prêt à te mettre au boulot ? »

Andy le regarda, l’air stupide.

Big Jim hocha la tête comme si le premier conseiller venait de lui présenter une objection raisonnable (étant donné les circonstances). « Je sais que c’est dur. Pas juste. Que ce n’est vraiment pas le moment de te le demander. Et Dieu sait que tu aurais tous les droits du monde de me balancer ton poing de cueilleur de coton dans la figure. Mais des fois, il faut faire passer le bien-être des autres avant le sien — pas vrai ?

— Le bien de la ville », dit Andy.

Pour la première fois depuis qu’il avait appris pour Claudie il entrevoyait un rayon de lumière.

Big Jim acquiesça. Il arborait une expression grave, mais ses yeux brillaient. Une idée bizarre vint à l’esprit d’Andy : Il a l’air d’avoir dix ans de moins. « Exactement. Nous sommes les gardiens, collègue. Les gardiens du bien commun. Pas toujours facile, mais jamais inutile. J’ai envoyé Wettington chercher Andrea. Je lui ai dit de la ramener à la salle de conférences. Menottes aux poignets, s’il le fallait. » Big Jim rit. « Elle sera là. Et Pete Randolph est en train d’établir la liste de tous les flics disponibles de la ville. Il n’y en a pas assez. Nous devons régler le problème, collègue. Si cette situation perdure, la question de l’autorité sera cruciale. Alors, qu’est-ce que tu en dis ? Tu peux faire ça pour moi ? »

Andy hocha la tête. Il se dit que cela lui permettrait peut-être de penser à autre chose. Et même si ce n’était pas le cas, il lui fallait bouger, s’occuper. La vue du cercueil de Gert Evans commençait à lui foutre les boules. Les larmes silencieuses de la veuve du shérif lui avaient aussi foutu les boules. D’autant que ce ne serait pas bien dur. Tout ce qu’il aurait à faire se réduirait à rester assis dans la salle de conférences et à lever la main à chaque fois que Big Jim lèverait la sienne. Andrea Grinnell, qui n’avait jamais l’air tout à fait réveillée, ferait de même. S’il fallait prendre des mesures d’urgence d’un genre ou d’un autre, Big Jim s’en occuperait. Big Jim s’occuperait de tout.

« Allons-y », répondit Andy.

Big Jim lui donna une claque dans le dos, passa un bras autour des frêles épaules du premier conseiller et l’entraîna hors du salon du souvenir. C’était un bras lourd. Charnu. Mais ça faisait du bien.

Il ne pensa même pas à sa fille. Dans son chagrin, Andy Sanders l’avait complètement oubliée.

2

Julia Shumway marchait à pas lents sur Commonwealth Street, la rue des résidents fortunés de Chester’s Mill, en direction de Main Street. Divorcée (et heureuse de l’être) depuis dix ans, elle habitait au-dessus des bureaux du Democrat en compagnie de son chien Horace, un vieux corgi. Elle lui avait donné ce nom en l’honneur du célèbre Horace Greeley — célèbre pour un seul bon mot : « Partez pour l’Ouest, jeune homme, partez pour l’Ouest » — mais dont le véritable mérite, selon Julia, avait été son talent comme rédacteur en chef d’un journal. Si elle arrivait à faire à moitié aussi bien que Greeley au New York Tribune elle aurait le sentiment d’avoir réussi.