— Fichtrement vrai ! s’exclama Randolph.
— Je suis certain que le chef Perkins nous regarde de là-haut.
— Avec ma femme, dit Andy. Avec Claudie. »
Il poussa un hennissement embourbé de morve dont Big Jim se serait volontiers passé. Il n’en tapota pas moins la main libre d’Andy.
« Tu as raison, Andy, tous les deux ensemble, baignant dans la gloire de Jésus. Mais pour nous autres, ici-bas sur terre… Pete, de combien de personnes disposes-tu, en matière de personnel ? »
Big Jim Rennie connaissait la réponse. Il connaissait la réponse à la plupart des questions qu’il posait. Voilà qui rendait la vie plus facile. Il y avait dix-huit officiers de police salariés par Chester’s Mill, douze à plein temps et six à temps partiel (ces derniers avaient tous plus de soixante ans, si bien qu’ils revenaient délicieusement peu cher). Sur les dix-huit, il était à peu près certain que cinq se trouvaient hors de la ville ; soit qu’ils aient été assister à la partie de football du jour, avec leur épouse et leur famille, soit qu’ils se soient rendus à l’exercice d’incendie de Castle Rock. Un sixième, le chef Perkins, était mort. Certes, Rennie n’aurait jamais dit du mal d’un mort, mais il était convaincu que la ville se porterait mieux avec Perkins au Ciel qu’ici-bas, essayant de gérer un sac d’embrouilles très au-delà de ses capacités limitées.
« Je vais vous dire quelque chose, les gars, commença Randolph. La situation n’est pas fameuse. Il y a Henry Morrison et Jackie Wettington, les deux qui ont réagi en même temps que moi au premier Code 3. Il y a aussi Rupe Libby, Fred Denton et George Frederick — sauf que George est tellement asthmatique que je ne garantis pas qu’il puisse être bien utile. Il envisageait de prendre sa retraite dès la fin de l’année.
— Pauvre vieux George, dit Andy. Il ne survit que grâce à l’Advair.
— Et comme vous le savez, on ne peut pas tellement compter sur Marty Arsenault et Toby Whelan, ces temps-ci. Le seul temps-partiel en état de servir, c’est Linda Everett. Entre ce fichu exercice d’incendie et le match de foot, ça n’aurait pas pu plus mal tomber.
— Linda Everett ? demanda Andrea. La femme de Rusty ?
— Bah ! » s’exclama Big Jim. Big Jim disait souvent Bah ! quand il était irrité. « C’est tout juste si elle est capable de faire traverser les enfants devant l’école.
— Oui, monsieur, mais elle a passé le concours d’adjoint à Castle Rock, l’an dernier, et elle a une autorisation de port d’arme. Elle n’a aucune raison de ne pas la porter et de ne pas prendre son service. Peut-être pas à temps plein, les Everett ont deux enfants, mais elle peut faire sa part. N’oublions pas que nous sommes en temps de crise.
— Pas de doute, pas de doute », grommela Rennie. Mais qu’il soit pendu s’il laissait l’un ou l’autre Everett jaillir devant lui comme un diable de sa boîte à chaque fois qu’il ferait un pas. En un mot : il ne voulait pas de cette bonne femme cueilleuse de coton dans son équipe de choc. Pour commencer elle était jeune, elle n’avait pas plus de trente ans, et elle était belle comme le diable. Il était sûr qu’elle aurait une mauvaise influence sur les hommes. C’est toujours le cas avec les jolies femmes. Wettington et ses nénés en obus suffisaient largement.
« Si bien, reprit Randolph, que nous ne disposons que de huit personnes sur dix-huit.
— Tu as oublié de te compter », lui fit observer Andrea.
Randolph se donna un coup sur la tête de la paume de la main, comme s’il essayait de mettre son cerveau en route. « Oh. Ouais. Exact. Neuf.
— Ce n’est pas assez, dit Rennie. Nous devons prévoir des renforts. Sur une base temporaire, bien sûr ; jusqu’à ce que la situation s’éclaircisse.
— À qui pensiez-vous, monsieur ? demanda Randolph.
— À mon fils, pour commencer.
— Junior ? s’étonna Andrea, sourcils levés. Il n’est même pas en âge de voter… si ? »
Big Jim se représenta brièvement le cerveau d’Andrea : quinze pour cent étaient consacrés à ses sites d’achat en ligne préférés ; quatre-vingts pour cent étaient des récepteurs de came ; deux pour cent constituaient sa mémoire et les trois pour cent restants se chargeaient de penser. Et c’était avec ça qu’il devait travailler. Toutefois, se rappela-t-il,la stupidité des collègues vous simplifie l’existence.
« Il a vingt et un ans, en fait. Il en aura vingt-deux en novembre prochain. Et soit par chance, soit par la grâce de Dieu, il est revenu de la fac pour le week-end. »
Peter Randolph savait que Junior était rentré de façon permanente à la maison — il l’avait vu écrit en toutes lettres sur le carnet de notes du téléphone, dans le bureau du chef de la police, un peu plus tôt dans la semaine ; mais il n’avait aucune idée du canal par lequel Duke avait obtenu cette information et ne voyait pas non plus en quoi elle était assez importante pour qu’on l’ait notée. Il y avait eu aussi autre chose d’écrit dessous : Troubles du comportement ?
Néanmoins, ce n’était probablement pas le temps de partager cette information avec Big Jim.
Rennie continuait, avec l’enthousiasme du bonimenteur dans un spectacle télévisé, et annonça le super-super-bonus : « De plus, Junior a trois amis qui conviendraient parfaitement : Frank DeLesseps, Melvin Searles et Carter Thibodeau. »
Encore une fois, Andrea eut l’air mal à l’aise. « Heu… est-ce que ce ne sont pas… les jeunes gens… qui ont été impliqués dans l’altercation du Dipper’s ? »
Big Jim lui adressa un sourire empreint d’une telle joviale férocité qu’Andrea eut un mouvement de recul.
« Cette affaire a été exagérée. Et elle a été déclenchée par l’alcool, comme presque toujours. Sans compter que celui par qui tout a commencé est ce type, Barbara. Raison pour laquelle aucune plainte n’a été déposée. Ce n’était rien. À moins que je me trompe, Peter ?
— Absolument pas, répondit Randolph qui paraissait néanmoins mal à l’aise lui aussi.
— Tous ces gaillards ont dépassé vingt et un ans, et je crois que Carter Thibodeau en a même vingt-trois. »
Thibodeau, âgé effectivement de vingt-trois ans, travaillait depuis peu comme mécanicien à temps partiel au Mill Gas & Grocery. Il s’était déjà fait mettre à la porte de deux jobs auparavant — pour des manifestations de colère, avait entendu dire Randolph — mais il paraissait s’être calmé à l’épicerie-station-service. Johnny lui avait dit qu’il n’avait jamais eu meilleur ouvrier pour ce qui était des pots d’échappement et des circuits électriques.
« Ils ont tous chassé ensemble, ils savent tirer.
— À Dieu ne plaise qu’on mette leur expérience à l’épreuve, observa Andrea.
— Personne ne se fera tirer dessus, Andrea, et personne ne suggère de faire de ces jeunes gens des policiers à plein temps. Ce que je dis, c’est que nous sommes devant la nécessité de remplumer un effectif très sérieusement diminué, et vite. Alors, qu’en pensez-vous, chef ? Ils peuvent servir jusqu’à la fin de la crise, et nous les paierons sur les fonds spéciaux. »
L’idée de voir Junior se balader avec une arme dans les rues de Chester’s Mill déplaisait à Randolph — Junior et ses éventuels troubles du comportement — mais il lui déplaisait tout autant de contrarier Big Jim. Et cela pourrait être une bonne idée de disposer d’un petit groupe de suppléants. Même s’ils étaient jeunes. Il ne prévoyait pas d’agitation particulière, dans sa juridiction, mais il pouvait leur faire contrôler les endroits où les routes principales se heurtaient à la barrière. Si la barrière était toujours là demain. Et si elle n’y était pas ? Question réglée.