Lester obéit, mais commença par nettoyer les gouttes de sang qui avaient éclaboussé le parquet, derrière le lutrin. Il le fit à genoux. Il ne pria pas en travaillant, mais il médita les versets. Il se sentait beaucoup mieux.
Pour le moment, il ne parlerait qu’en termes généraux des péchés qui avaient pu provoquer l’installation de cette barrière entre Chester’s Mill et le monde extérieur ; mais il chercherait le signe. Un homme ou une femme aveugle et devenu fou, ouais, en vérité.
6
Brenda Perkins écoutait WCIK parce que son mari aimait bien cette radio (l’avait bien aimée), mais jamais elle n’aurait mis les pieds dans l’église du Christ-Rédempteur. Elle était Congo jusqu’à la moelle et veillait à ce que son mari vînt avec elle.
Avait veillé. Howie allait se retrouver dans l’église de la Congo une dernière fois. Il serait là, gisant, sans plus rien savoir, pendant que Piper Libby prononcerait son éloge funèbre.
Cette prise de conscience — avec ce qu’elle avait de brutal et définitif — fit mouche. Pour la première fois depuis qu’elle avait appris la nouvelle, Brenda s’effondra et éclata en sanglots. Peut-être le pouvait-elle maintenant. Maintenant, elle était seule.
À la télévision, le Président — la mine solennelle et paraissant terriblement vieux — était en train de dire : « Mes chers compatriotes, vous voulez des réponses. Je m’engage à vous les donner dès que je les aurai. Il n’y aura aucun secret autour de cette question. Mon éclairage sur ces évènements sera votre éclairage. Je m’y engage solennellement. »
« Ouais — et vous n’auriez pas aussi un pont à me vendre ? » dit Brenda qui se mit à pleurer de plus belle, car c’était l’une des plaisanteries favorites de Howie.
Elle coupa la télé, puis laissa tomber la télécommande à terre. Elle fut prise de l’envie de la piétiner et de la démolir mais s’en abstint, avant tout parce qu’elle imaginait Howie secouant la tête et lui disant de ne pas faire l’idiote.
Elle alla dans son petit bureau, désirant, en quelque sorte, le toucher pendant que sa présence était encore palpable. Elle en avait besoin. Dehors, le générateur ronronnait. Repu et content, aurait dit Howie. Elle avait jugé cette dépense scandaleuse lorsque Howie l’avait commandé, après le 11 Septembre (par simple souci de sécurité, lui avait-il dit), mais elle regrettait à présent toutes les critiques acerbes auxquelles elle s’était livrée. Devoir vivre son deuil dans le noir aurait été encore plus terrible, l’impression de solitude aurait été encore plus grande.
Sur le bureau de Howie, il n’y avait que l’ordinateur portable, resté ouvert. Une photo, prise il y avait longtemps, lors d’une partie de baseball de la Petite Ligue, servait de fond d’écran. Howie et Chip (alors âgé de onze ou douze ans) portaient le maillot des Sanders Hometown Drug Monarchs ; le cliché avait été pris l’année où Howie et Rusty Everett avaient permis à l’équipe des Sanders d’atteindre les finales de l’État. Chip avait les bras autour de la taille de son père et Brenda les siens autour des deux. Une bien belle journée. Mais les choses sont tellement fragiles. Aussi fragiles que le cristal. Comment aurait-on pu le savoir, à l’époque, quand il aurait peut-être été possible de la prolonger un peu ?
Elle n’avait pas encore pu joindre Chip et la seule idée de ce coup de téléphone — en supposant qu’elle puisse le donner — l’acheva. Sanglotant de plus belle, elle tomba à genoux à côté du bureau de son mari. Elle ne se serra pas les mains ni ne les joignit comme elle le faisait lorsqu’elle était enfant, agenouillée dans son pyjama en flanelle à côté de son petit lit et répétant comme un mantra : Dieu bénisse maman, Dieu bénisse papa, Dieu bénisse mon poisson rouge qui n’a pas encore de nom…
« Mon Dieu, c’est Brenda. Je ne Te demande pas de le ressusciter… enfin, si, mais je sais que Tu ne peux pas le faire. Donne-moi seulement la force de supporter tout ça, d’accord ? Et je me demande si Tu ne pourrais pas, peut-être… je ne sais pas si c’est blasphémer ou non, sans doute que oui, mais je me demande si Tu ne pourrais pas le laisser me parler une dernière fois. Peut-être le laisser me toucher une dernière fois, comme il a fait ce matin. »
À cette idée — les doigts de Howie sur sa peau, dans la lumière du soleil —, elle pleura encore plus fort.
« Je sais que les esprits, c’est pas Ton truc, sauf le Saint-Esprit, bien sûr, mais dans un rêve, peut-être, hein ? Je sais que c’est demander beaucoup, mais… oh, mon Dieu, il y a un tel vide en moi, ce soir. Jamais je n’aurais pensé qu’on puisse avoir un tel vide en soi, j’ai peur de tomber dedans. Si Tu fais cela pour moi, je ferai quelque chose pour Toi. Il Te suffira de me le demander. Je T’en prie, mon Dieu, rien qu’un effleurement. Ou un mot. Même si c’est dans un rêve. » Elle eut un grand soupir enchifrené. « Merci, mon Dieu. Que Ta volonté soit faite, bien sûr. Qu’elle me plaise ou non. » Elle eut un tout petit rire. « Amen. »
Elle ouvrit les yeux et se leva, s’appuyant de la main sur le bureau. Ce faisant, elle poussa légèrement l’ordinateur et l’écran s’éclaira aussitôt. Il oubliait toujours de l’éteindre, mais au moins le laissait-il toujours branché sur le secteur, pour que la batterie reste chargée. Et son bureau était nettement mieux rangé que celui de son portable à elle — constamment encombré de fichiers qu’elle avait téléchargés et de notes électroniques. Sur l’écran de Howie, on ne voyait jamais que trois dossiers, sous l’icône du disque dur : le premier, intitulé COURANT, concernait les rapports sur les enquêtes en cours ; le deuxième, TRIBUNAL, établissait la liste de tous ceux (lui-même compris) qui devaient aller témoigner devant les tribunaux, avec le lieu et la date. Le troisième dossier, MORIN STREET, comprenait tout ce qui touchait à la maison. Il lui vint à l’esprit que si elle l’ouvrait, elle trouverait peut-être quelque chose sur le générateur ; il fallait qu’elle sache comment le faire tourner le plus longtemps possible. Certes, Henry Morrison changerait volontiers la bonbonne de propane, mais si elle n’en avait pas en réserve ? Si tel était le cas, elle allait devoir en acheter une au Burpee’s ou au Gas & Grocery avant qu’il n’y en ait plus une seule.
Elle posa un doigt sur le tapis de souris, puis s’arrêta. Il y avait une quatrième icône sur l’écran, rôdant dans le coin, en bas à gauche. Elle ne l’avait jamais vue auparavant. Brenda essaya de se rappeler à quand remontait la dernière fois qu’elle avait regardé l’écran de cet ordinateur, mais en vain.
VADOR — tel était le nom du dossier.
Il n’y avait qu’une seule personne en ville que Howie surnommait Vador, comme dans Dark Vador : Big Jim Rennie.
Sa curiosité éveillée, elle plaça le curseur de la souris dessus et fit un double clic, se demandant si le dossier ne serait pas protégé par un mot de passe.
Il l’était. Elle essaya WILDCATS, celui qui protégeait le dossier COURANT (Perkins n’avait pas pris la peine de protéger TRIBUNAL). Le dossier contenait deux fichiers. L’un avait pour titre ENQUÊTE EN COURS et l’autre était un document en PDF, une lettre intitulée SMAG. En Howie-Perkins dans le texte, SMAG était l’acronyme de State of Maine Attorney General (Procureur général du Maine). Elle cliqua dessus.
Brenda parcourut la lettre du procureur général avec une stupéfaction grandissante, tandis que les larmes séchaient sur ses joues. La première chose sur quoi tomba son œil fut la formule de politesse : non pas Cher chef Perkins, mais Mon cher Duke.