« Arrête, ma fille, dit-il, tu vas réveiller toute la maison. »
Mais Audrey ne s’arrêta pas. Elle cala doucement sa tête contre le genou de Rusty et leva les yeux vers lui, dans l’étroit mais brillant faisceau de lumière qui partait de sa main droite. Il aurait juré que c’était un regard suppliant.
« Très bien, dit-il, très bien. On va faire un tour. »
La laisse était accrochée à une cheville, juste à côté de la porte de la réserve. Lorsqu’il voulut aller la chercher (laissant la lampe torche pendre autour de son cou, au bout du lacet), Audrey se faufila devant lui, d’un mouvement plus félin que canin. Sans le rayon de la lampe tournée vers le bas, il aurait pu trébucher sur elle. Voilà qui aurait mis un point final grandiose à cette journée de merde. « Juste une seconde, juste une seconde, attends un peu. »
Elle aboya vers lui et recula.
« Tais-toi, Audrey, tais-toi ! »
Mais au lieu de se taire, elle aboya à nouveau, bruit qui paraissait d’autant plus fort dans le silence de la maison endormie. Rusty en sursauta de surprise. Audrey se jeta sur lui, le saisit par son pantalon et recula, comme pour l’entraîner dans le couloir.
Soudain intrigué, Rusty se laissa faire. Quand elle vit qu’il la suivait, la chienne le lâcha, courut jusqu’à l’escalier, monta deux marches, regarda derrière elle et aboya à nouveau.
Une lumière s’alluma à l’étage, dans leur chambre. « Rusty ? » C’était Linda, la voix ensommeillée.
« Ouais, c’est moi, répondit-il, s’efforçant de ne pas parler trop fort. En fait, c’est Audrey. »
Il suivit la chienne dans l’escalier. Au lieu de se livrer à ses gambades habituelles, Audrey se retournait constamment pour regarder derrière elle. Les propriétaires de chien savent en général très bien déchiffrer les attitudes de leur animal, et c’était de l’anxiété que Rusty lisait chez elle. Audrey avait les oreilles couchées, la queue entre les pattes. S’il s’agissait de la même chose que les gémissements, le phénomène venait de passer à un stade supérieur. Rusty se demanda soudain s’il n’y aurait pas un intrus dans la maison. La cuisine était fermée à clef et Linda faisait en général bien attention à tout barricader, en particulier quand elle était seule avec les filles. Mais…
Linda arriva en haut des marches, serrant la ceinture de sa robe de chambre en tissu-éponge. Audrey la vit et aboya à nouveau. Genre, sors de mon chemin.
« Arrête ça, Audrey ! » Mais la chienne passa en force, heurtant suffisamment fort la jambe droite de Linda pour la repousser contre le mur. Puis le golden retriever courut jusqu’au bout du couloir, vers la chambre des filles où tout était encore calme.
Linda prit la lampe torche miniature qu’elle avait dans la poche de sa robe de chambre. « Mais au nom du ciel, qu’est-ce que…
— Je crois que tu ferais mieux de retourner dans la chambre, dit Rusty.
— Compte là-dessus ! » répliqua-t-elle, courant devant lui dans le couloir tandis que dansait le rayon brillant de sa lampe.
Les filles avaient sept et cinq ans et venaient d’entrer récemment dans ce que Linda appelait « la période de l’intimité féminine ». Audrey, arrivée à leur porte, se dressa sur ses pattes arrière et commença à gratter avec les pattes avant.
Rusty rattrapa Linda au moment où celle-ci ouvrait. Audrey bondit à l’intérieur, sans même jeter un coup d’œil vers le lit de Judy. La cadette dormait profondément, de toute façon.
Janelle, elle, ne dormait pas. Mais n’était pas éveillée non plus. Rusty comprit ce qui se passait dès l’instant où les rayons des deux lampes convergèrent sur elle et il se maudit de ne pas avoir pris conscience plus tôt de ce qui arrivait ; le phénomène avait dû commencer vers le mois d’août, peut-être même de juillet. Parce que le comportement d’Audrey — ses crises de gémissements — lui était parfaitement connu. Il n’avait tout simplement rien compris à ce qui se passait sous son nez.
Janelle avait les yeux ouverts, mais on n’en voyait que le blanc ; elle n’était pas prise de convulsions — Dieu merci — mais elle tremblait de tout son corps. Elle avait repoussé les couvertures à ses pieds, probablement dès le début et, dans le double rayon de lumière, on voyait la tache plus sombre qui mouillait le fond de son pyjama. Elle agitait les doigts comme si elle s’apprêtait à jouer du piano.
Audrey s’assit à côté du lit, contemplant sa jeune maîtresse avec une attention intense.
« Mais qu’est-ce qui se passe ? » s’écria Linda.
Dans l’autre lit, Judy bougea et marmonna : « Maman ? Faut se lever ? J’ai manqué le bus ?
— Elle a une crise d’épilepsie, répondit Rusty.
— Eh bien, fais quelque chose ! Aide-la ! Elle va mourir, c’est ça ?
— Non. »
La partie de son esprit qui restait froide et analytique lui disait qu’il s’agissait presque certainement d’une crise de petit mal[11] — comme avaient dû être les autres, sans quoi il aurait compris depuis longtemps. Mais nos réactions sont différentes quand il s’agit des nôtres.
Judy s’assit toute droite dans son lit, envoyant balader toutes ses peluches. Elle ouvrait de grands yeux terrifiés et ne fut pas particulièrement rassurée quand sa mère l’eut arrachée aux draps pour la serrer dans ses bras.
« Calme-la, Rusty ! Calme-la ! »
Si c’était une crise de petit mal, elle s’arrêterait toute seule.
Mon Dieu, je vous en prie, faites que ça s’arrête tout de suite, pensa-t-il.
Il prit le visage tremblant et frissonnant de sa fille entre ses mains et essaya de faire pivoter sa tête vers le haut, voulant s’assurer que ses voies aériennes n’étaient pas obstruées par sa langue. Au début, dans le mauvais éclairage, il ne vit rien, gêné de surcroît par le foutu oreiller. Il le jeta sur le plancher. L’oreiller toucha Audrey au passage, mais elle ne broncha même pas, continuant à regarder la fillette avec la même intensité.
Rusty put renverser légèrement la tête de sa fille en arrière et l’entendre respirer. Une respiration normale ; aucune raucité anormale comme quand on cherche désespérément son oxygène.
« Maman, qu’est-ce qu’elle a, Jan-Jan ? demanda Judy en fondant en larmes. Elle est folle ? Elle est malade ?
— Non, elle n’est pas folle, juste un peu malade, répondit Rusty, étonné lui-même par le calme dont il faisait preuve. Je crois qu’il vaut mieux que tu laisses maman t’amener…
— Non ! s’exclamèrent-elles d’une seule voix.
— Bon, mais taisez-vous. Ne lui faites pas peur quand elle va se réveiller, parce qu’il y a des chances pour qu’elle ait déjà peur. Au moins un peu peur, se corrigea-t-il. Audrey, t’es un bon chien, un très bon chien, tu sais. »
Ce genre de compliment lançait d’ordinaire la chienne dans d’exubérantes manifestations de joie, mais pas ce soir. Elle n’agita même pas la queue. Puis, soudain, elle émit un simple « ouah » et s’allongea, le museau sur une patte. Deux secondes plus tard, les tremblements de Janelle cessaient et ses yeux se fermaient.
« J’veux bien être pendu, dit Rusty.
— Quoi ? demanda Linda, qui s’était assise sur le bord du lit de Judy, tenant toujours la fillette contre elle. Qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est fini », dit Rusty.
Pas tout à fait, cependant. Quand Janelle rouvrit les yeux, ils étaient revenus à leur place habituelle mais elle ne le voyait pas.
« La Grande Citrouille ! s’exclama-t-elle. C’est la faute de la Grande Citrouille ! Il faut arrêter la Grande Citrouille ! »
Rusty la secoua doucement. « C’est juste un rêve, Jannie. Tu viens de faire un mauvais rêve, j’en ai peur. Mais c’est terminé et tout va bien. »