Joe ignorait laquelle de ces théories était la vraie. Il ne s’en souciait pas vraiment. Ce qui l’inquiétait était qu’elles avaient un dénominateur commun expressément désigné : à savoir le gouvernement.
Il était temps d’organiser une manifestation dont, bien entendu, Joe prendrait la tête. Pas dans l’agglomération, mais sur la Route 119, où ils pourraient s’adresser directement aux détenteurs de l’autorité — The Man, en argot américain. Il n’y aurait peut-être que la bande de Joe, au début, mais d’autres les rejoindraient. Il n’en doutait pas. The Man devait probablement toujours tenir la presse à l’écart, mais même à treize ans, Joe était assez malin pour savoir que cela n’était pas nécessairement important. Parce qu’il y avait des gens, sous ces uniformes, et des cerveaux en état de fonctionner derrière au moins quelques-uns de ces visages dénués d’expression. La présence militaire dans son ensemble constituait The Man, mais des individus se cachaient dans cet ensemble, et certains d’entre eux devaient être des blogueurs secrets. Ils feraient passer le mot et ils joindraient parfois à leur rapport des photos prises avec leur portable : Joe McClatchey et ses amis brandissant des pancartes sur lesquelles on lirait : FIN DU SECRET, ARRÊTEZ L’EXPÉRIENCE, LIBÉREZ CHESTER’S MILL et ainsi de suite.
« Il faudra dresser des pancartes tout autour de la ville, aussi », murmura-t-il. Ce ne serait pas un problème. Tous ses potes avaient des imprimantes. Et des bécanes.
Joe l’Épouvantail commença à envoyer ses premiers courriels aux premières lueurs de l’aube. Il allait bientôt faire sa tournée sur sa propre bicyclette et enrôler Benny Drake. Peut-être aussi Norrie Calvert. Les membres de sa bande étaient plutôt des lève-tard les week-ends, en général, mais Joe se disait que tout le monde serait debout de bonne heure aujourd’hui. The Man allait sans aucun doute fermer rapidement l’accès à Internet, comme il l’avait fait pour les téléphones, mais pour le moment, c’était l’arme de Joe, l’arme du peuple.
Il était temps de lutter contre le pouvoir.
2
« Levez la main droite, les gars », dit Peter Randolph. Il était fatigué et avait des poches sous les yeux, alors qu’il se tenait devant ses nouvelles recrues, mais il ressentait aussi une certaine joie sinistre. La voiture verte du chef était garée dans le parking de la police, le plein fait et prête à rouler. C’était sa voiture à présent.
Les nouvelles recrues — Randolph avait l’intention de les désigner sous l’appellation « adjoints spéciaux » dans son rapport aux conseillers — levèrent docilement la main. Il y en avait cinq et l’un d’eux n’était pas un gars mais une jeune femme boulotte du nom de Georgia Roux. Coiffeuse au chômage, elle était la petite amie de Carter Thibodeau. Junior avait soufflé à son père l’idée d’engager aussi une fille, pour que tout le monde soit content, et Big Jim l’avait aussitôt adoptée. Randolph avait tout d’abord refusé, pour finalement céder lorsque Big Jim lui avait adressé son sourire le plus féroce.
Et, devait-il admettre tandis qu’il leur faisait prêter serment, en présence de quelques-uns des membres officiels de la force, ils avaient sans conteste des mines de coriaces. Junior avait perdu un peu de poids au cours de l’été ; il était encore loin de son poids de forme, quand il jouait dans l’équipe de football de son lycée, et il aurait eu besoin de se remplumer un peu, mais les autres, même la fille, étaient sacrément balèzes.
Ils répétèrent les mots après lui, phrase après phrase : Junior tout à gauche, à côté de son ami Frankie DeLesseps ; puis Thibodeau et la fille Roux ; Melvin Searles à l’autre bout. Searles arborait un sourire niais, genre je vais faire un tour à la foire. Randolph le lui aurait fait disparaître le temps de le dire, s’il avait disposé de trois semaines pour former ces gosses (bon sang, même une seule), mais il s’abstint.
Le seul point qu’il n’avait pas concédé à Big Jim concernait le port d’arme. Rennie était pour, insistant sur le fait que ces jeunes gens « avaient la tête froide et craignaient Dieu », ajoutant qu’il serait heureux de les leur fournir lui-même, si nécessaire.
Randolph avait secoué la tête. « La situation est beaucoup trop instable. Voyons tout d’abord comment ils s’en sortent.
— S’il arrive quelque chose à l’un d’eux pendant que… »
Randolph l’avait coupé :
« Il n’arrivera rien à personne, Big Jim. Nous sommes à Chester’s Mill. Si nous étions à New York, les choses seraient différentes. »
Il espérait ne pas se tromper.
3
« Et je m’engage à faire de mon mieux pour protéger et servir les habitants de cette ville », disait maintenant Randolph.
Tous répétèrent la formule aussi docilement que les enfants au catéchisme le Jour des Parents. Même Searles, avec son sourire idiot, le fit sans faute. Et ils avaient fière allure. Pas d’arme — pas encore —, mais ils étaient équipés de talkies-walkies. De bâtons fluo, également. Stacey Moggin (qui devait elle-même assurer un quart de nuit) avait trouvé des chemises réglementaires pour tout le monde sauf pour Carter Thibodeau. Rien ne lui allait, tant il avait les épaules larges, mais la chemise de toile bleue qu’il avait rapportée de chez lui allait très bien. Pas réglo, mais propre. Et de toute façon, le badge argenté épinglé au-dessus de sa pochette gauche faisait passer le message qui devait passer.
Cela allait peut-être marcher.
« Et que Dieu me vienne en aide, dit Randolph.
— Et que Dieu me vienne en aide », répétèrent-ils tous.
Du coin de l’œil, Randolph vit la porte s’ouvrir. C’était Big Jim. Il rejoignit Henry Morrison, George Frederick et son asthme, Fred Denton et une Jackie Wettington à l’air peu convaincu au fond de la salle. Randolph comprit que Rennie était venu voir son fils prêter serment. Et, comme il se sentait encore mal à l’aise d’avoir refusé de donner une arme à ses nouvelles recrues (refuser quoi que ce soit à Big Jim allait à l’encontre de la stratégie toujours politiquement correcte de Randolph), le nouveau chef fit traîner les choses, avant tout pour le bénéfice du deuxième conseiller.
« Et je ne laisserai personne me faire chier.
— Et je ne laisserai personne me faire chier », reprirent-ils tous en chœur.
Avec enthousiasme. Souriant tous. D’attaque. Prêts à prendre la rue.
Big Jim hocha la tête et leva le pouce, en dépit du gros mot. Randolph se sentit le cœur plus léger, sans savoir que la formule allait revenir le hanter : Et je ne laisserai personne me faire chier.