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Lorsque Julia Shumway entra au Sweetbriar Rose ce matin-là, la plupart des personnes venues prendre le petit déjeuner étaient déjà reparties, soit pour l’église, soit pour tenir une réunion impromptue sur la place principale. Il était neuf heures. Barbie était seul ; ni Dodee Sanders ni Angie McCain ne s’étaient montrées, ce qui ne surprit personne. Rose s’était rendue au Food City. Anson l’avait accompagnée. Avec un peu de chance, ils reviendraient avec des provisions, mais Barbie ne le croirait que lorsqu’ils les verrait.
« Nous sommes fermés jusqu’au déjeuner, dit-il, mais il reste du café.
— Et pas un rouleau à la cannelle ? » demanda Julia avec une note d’espoir.
Barbie secoua la tête. « Rose n’en a pas préparé. Il faut faire tenir le générateur le plus longtemps possible.
— C’est logique, admit Julia. Du café, alors. »
Il avait apporté le pot avec lui et il la servit. « Vous avez l’air fatiguée.
— Barbie, tout le monde a l’air fatigué, ce matin. Et mort de peur.
— Et le journal ?
— J’espérais qu’il serait prêt pour dix heures, mais je crains que ce soit plutôt trois heures de l’après-midi. Le premier numéro exceptionnel duDemocrat depuis l’inondation de la Prestile.
— Des problèmes de production ?
— Pas tant que mon générateur continuera à tourner. Je voudrais simplement aller jusqu’à l’épicerie voir si les gens ne s’y sont pas précipités en masse. Et s’ils ont quelque chose à raconter. Pete Freeman y est déjà pour prendre des photos. »
Barbie n’aima pas trop l’expression « en masse ». « Bon Dieu, j’espère qu’ils resteront tranquilles.
— Mais oui. Nous sommes à Chester’s Mill, ici, pas à New York. »
Barbie n’était pas aussi convaincu qu’elle qu’il y eût autant de différence entre les rats des villes et les rats des champs, en cas de stress, mais il garda sa réflexion pour lui. Elle connaissait mieux que lui les gens du coin.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Julia dit alors : « Je peux me tromper, évidemment. C’est pourquoi j’ai envoyé Pete. » Elle regarda autour d’elle. Il restait encore quelques clients, au comptoir, qui finissait leurs œufs et vidaient leur tasse de café, et bien entendu la grande table du fond — la table aux foutaises, en langage yankee — était entièrement occupée par les vieux habitués qui remâchaient les évènements récents et discutaient de ce qui risquait de se produire ensuite. Mais Barbie et Julia avaient le centre du restaurant pour eux.
« J’ai une ou deux choses à vous dire, reprit-elle un ton plus bas. Et arrêtez de me tourner autour comme un maître d’hôtel, asseyez-vous. »
Barbie s’exécuta et se servit une tasse de café. C’était le fond du pot et il avait un arrière-goût de caoutchouc, mais… c’était évidemment le fond du pot qui était le plus chargé en caféine.
Julia sortit son portable de la poche de sa robe et le poussa vers lui. « Votre copain Fox m’a rappelée à sept heures ce matin. Quelque chose me dit qu’il n’a pas dû beaucoup dormir la nuit dernière, lui non plus. Il m’a demandé de vous le donner. Il ne sait pas que vous en avez un. »
Barbie ne toucha pas le téléphone. « S’il s’attend à un premier rapport, c’est qu’il surestime sérieusement mes capacités.
— Il n’a pas dit ça. Simplement qu’il avait besoin de vous parler et qu’il voulait pouvoir vous joindre. »
Cela décida Barbie. Il repoussa le téléphone vers elle. Elle le prit sans paraître étonnée. « Il a aussi dit que si vous n’aviez pas de nouvelles de lui à cinq heures de l’après-midi, vous devriez l’appeler. Pour une mise à jour. Vous voulez que je vous donne son numéro de code bizarre ?
Il soupira. « Bien sûr. »
Elle l’écrivit sur une serviette en papier, en petits chiffres bien nets. « Je crois qu’ils vont tenter quelque chose.
— Quoi ?
— Il ne l’a pas précisé ; j’ai juste eu l’impression qu’ils envisageaient un certain nombre de possibilités.
— Tiens, pardi ! Et qu’est-ce qui vous avez encore dans la tête ?
— Qui vous dit qu’il y a quelque chose ?
— Juste une impression, répondit-il avec un sourire.
— OK, le compteur Geiger.
— J’avais pensé en parler à Al Timmons. »
Al était le concierge de l’hôtel de ville et un habitué du Sweetbriar Rose. Barbie s’entendait bien avec lui.
Julia secoua la tête.
« Non ? Pourquoi non ?
— Vous voulez savoir qui a consenti un prêt personnel sans intérêt à Al pour qu’il puisse envoyer son plus jeune fils à l’université Heritage Christian, en Alabama ?
— Ne serait-ce pas Jim Rennie, par hasard ?
— Tout juste. Et maintenant, histoire de faire monter un peu plus la mayonnaise, devinez à qui appartient le camion dont se sert Al ?
— Quelque chose me dit que ce doit être encore Rennie.
— Bingo. Et vu que vous êtes la crotte de chien que le deuxième conseiller ne parvient pas à enlever complètement de ses chaussures, s’adresser à des gens qui lui doivent tout risque de ne pas être une bonne idée. » Elle se pencha un peu plus vers lui. « Mais il se trouve que je sais qui détient un jeu complet des clefs du royaume : de l’hôtel de ville, de l’hôpital, du centre de soins, des écoles, tout ce que vous voulez.
— Qui ?
— Feu notre patron de la police. Et il se trouve aussi que je connais très bien sa femme — sa veuve. Elle n’aime pas du tout Jim Rennie. De plus, elle sait garder un secret si on arrive à la persuader de le garder.
— Julia, le cadavre de son mari n’est pas encore froid. »
Julia évoqua un instant le sinistre petit salon funéraire de Bowie et eut une grimace de chagrin et de dégoût. « Peut-être pas, mais il est probablement descendu à la température de la pièce. J’accepte votre réserve, cependant, et j’applaudis à votre compassion. Mais… » Elle lui prit la main. Le geste surprit Barbie mais ne lui déplut pas. « … Les circonstances ne sont pas ordinaires. Et aussi brisé que soit le cœur de Brenda Perkins, elle en aura conscience. Vous avez un boulot à faire. De ça, je peux la convaincre. Vous êtes leur taupe, Barbie.
— Leur taupe », répéta-t-il.
Il fut soudain envahi de souvenirs désagréables : un gymnase à Falludjah et un Irakien nu, mis à part son turban à moitié déroulé. Après ce jour-là et ce gymnase, il n’avait plus voulu faire ce genre de boulot. Et voilà que ça recommençait.
« Alors est-ce que je devrais… »
Il faisait anormalement chaud pour une matinée d’octobre, et si la porte était fermée (les gens pouvaient sortir, mais personne ne pouvait entrer), les fenêtres étaient ouvertes. Par celles donnant sur Main Street, venait de leur parvenir un tintement métallique creux accompagné d’un cri de douleur. Suivis par d’autres, de protestation cette fois.
Barbie et Julia se regardèrent par-dessus leurs tasses avec une même expression de surprise et d’appréhension.
Ça commence, se dit Barbie. Il savait que c’était faux — que tout avait commencé hier, quand le Dôme était tombé — mais en même temps il était sûr que c’était vrai.
Les gens au comptoir s’étaient précipités jusqu’à la porte. Barbie en fit autant, suivi de Julia.
Au bout de la rue, au nord de la place principale, la cloche de la première église congrégationaliste se mit à sonner, appelant les fidèles à se rassembler.