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Sauf s’il la faisait taire définitivement.

Junior empoigna Angie à nouveau par les cheveux et l’aida à se cogner la tête contre le carrelage. Il espérait l’assommer de façon à pouvoir tranquillement… oui, bon, bref… mais la crise ne fit que s’intensifier. Les pieds d’Angie se mirent à heurter le frigo et il y eut une nouvelle averse de magnets.

Il lui lâcha les cheveux et la saisit à la gorge. « Désolé, Angie, dit-il, mais ce n’était pas ce que j’avais prévu, au départ. » Sauf que désolé, il ne l’était pas. Il avait peur, il avait mal, et il avait la conviction que jamais cette bagarre dans la cuisine horriblement inondée de soleil ne se terminerait. Il sentait déjà la fatigue dans ses doigts. Jamais non plus il n’aurait pensé qu’il était si difficile d’étrangler quelqu’un.

Quelque part, très loin au sud, il y eut une explosion. Comme si on avait tiré un coup de feu avec un très gros calibre. Junior n’y prêta pas attention. Il serra encore plus fort, et Angie commença à se débattre de plus en plus mollement. Quelque part, mais beaucoup plus près — dans la maison, ici, au rez-de-chaussée —, un tintement assourdi l’alerta. Il se redressa, les yeux écarquillés, tout d’abord certain que c’était la sonnette de la porte. Quelqu’un avait entendu le tapage et les flics débarquaient. Sa tête explosait, il avait l’impression d’avoir tous les doigts foulés, et tout cela pour rien. Une image terrible lui traversa la tête : Junior Rennie escorté jusqu’au tribunal du comté de Castle pour se faire signifier son inculpation, la veste de sport d’un flic lui dissimulant la tête.

Puis il reconnut le bruit. Il était identique à celui que produisait son ordinateur quand il y avait une coupure de courant et qu’il passait sur batterie.

Bing… Bing… Bing…

Room service, pensa-t-il tout en continuant à étrangler Angie. Elle était immobile, à présent, mais il serra pendant encore une minute, tête tournée de côté pour essayer de ne pas sentir l’odeur de sa merde. C’était typique de lui laisser un cadeau de départ de ce genre ! Toutes les mêmes ces bonnes femmes avec leurs fermes à ovules ! Rien que des fourmilières recouvertes de poils ! Et elles prétendaient que le problème, c’étaient les hommes !

6

Il se tenait au-dessus du corps ensanglanté, souillé de merde et incontestablement mort, se demandant ce qu’il devait faire à présent, lorsqu’il y eut une nouvelle explosion lointaine en provenance du sud. Ce n’était pas une arme à feu ; bien trop fort. Peut-être le petit avion tape-à-l’œil de Chuck s’était-il écrasé, finalement. Voilà qui n’était pas impossible ; un jour où on avait simplement prévu d’aller engueuler une nana — de lui secouer un peu les puces, rien de plus — et où elle finissait par vous obliger à la tuer, tout était possible.

Une sirène de police commença à hululer. Junior fut certain que c’était pour lui. Quelqu’un avait regardé par la fenêtre et l’avait vu étrangler la fille. Cela le fit réagir sur-le-champ. Il fonça dans le couloir avec la porte d’entrée pour objectif, arriva à hauteur de la serviette tombée quand il lui avait donné sa première baffe et s’immobilisa. Ils allaient arriver par là, c’était évidemment par là qu’ils allaient se pointer. Ils s’arrêteraient devant la maison, avec leurs gyrophares flambant neufs qui perceraient la matière grise hurlante de son pauvre cerveau. Il fit volte-face et retourna dans la cuisine. Il ne put s’empêcher de regarder le cadavre d’Angie avant de l’enjamber. À la petite école, lui et Frankie avaient parfois tiré sur ses nattes, à quoi elle avait répliqué en leur tirant la langue et en louchant. À présent, ses yeux paraissaient près de jaillir de leurs orbites comme de vieilles billes, et elle avait la bouche pleine de sang.

C’est moi qui ai fait ça ? Vraiment moi ?

Oui. C’était lui. Et ce simple coup d’œil suffisait à expliquer pourquoi : ses putains de dents. Son monstrueux clavier.

Une deuxième sirène se joignit à la première. Mais elles s’éloignaient. Dieu merci, elles s’éloignaient. Elles prenaient au sud, par Main Street, vers les explosions.

Malgré tout, Junior ne ralentit pas. Il se faufila par le jardin, derrière la maison des McCain, sans se rendre compte que son attitude en faisait un coupable idéal pour quiconque le verrait (ce n’était pas le cas). Au-delà des plants de tomates de LaDonna, il y avait une haute barrière en planches avec un portail. Le portail comportait bien un cadenas, mais celui-ci pendait à son crochet, ouvert. De toute son enfance, quand il lui était arrivé de traîner par là, il ne l’avait jamais vu une seule fois fermé.

Il poussa le portail. Au-delà s’étendait un bois traversé par un sentier qui rejoignait le cours babillant de la Prestile. Une fois, alors qu’il avait treize ans, Junior avait surpris Frank et Angie qui s’embrassaient sur ce chemin ; elle avait passé ses bras autour du cou de Frank et il lui tenait un sein. Junior avait alors compris que l’enfance était presque terminée.

Il se pencha et vomit dans l’eau. Les taches de lumière à la surface étaient méchantes, horribles. Puis sa vision s’éclaircit et il put apercevoir le Peace Bridge, sur sa droite. Les petits pêcheurs étaient partis, mais il vit deux voitures de police passer en direction de la place principale.

La sirène municipale se déclencha. Le générateur de l’hôtel de ville s’était mis en route, exactement comme il devait le faire en cas de coupure de courant, pour que la sirène puisse lancer son message annonciateur de désastre avec force décibels. Junior gémit et se couvrit les oreilles des mains.

Le Peace Bridge n’était en réalité qu’une passerelle couverte, en mauvais état, qui commençait même à fléchir. Son véritable nom était passerelle Alvin-Chester, mais elle était devenue le Peace Bridge en 1969, lorsque des gosses (des rumeurs coururent, à l’époque, sur l’identité des coupables) avaient peint un grand signe de la paix en bleu, sur un de ses côtés. Il y était toujours, décoloré, presque fantomatique. Depuis dix ans, la passerelle était condamnée. Des rubans de la police entrecroisés, marqués NE PAS TRAVERSER, fermaient les deux accès, ce qui n’empêchait évidemment pas certains de l’utiliser. Deux ou trois soirs par semaine, des membres de la Brigade des Demeurés du chef Perkins y pointaient le rayon de leur lampe torche, toujours d’un côté ou de l’autre, jamais des deux à la fois. Ils ne tenaient pas à arrêter les gamins qui picolaient et se pelotaient, juste à les faire fuir. Chaque année, à la réunion du conseil municipal, il y avait quelqu’un pour proposer la destruction du Peace Bridge, quelqu’un d’autre pour suggérer qu’on le réparât, et les deux propositions étaient mises en attente. La ville avait apparemment une volonté secrète, et celle-ci était de voir demeurer le pont en l’état.

Aujourd’hui, cela faisait l’affaire de Junior Rennie.

Il remonta par la rive nord de la Prestile et, une fois sous le pont (les sirènes des voitures de police étaient de plus en plus lointaines, celle de l’hôtel de ville toujours aussi assourdissante), il escalada la berge pour gagner Strout Lane. Il regarda des deux côtés, puis passa en courant devant le panneau VOIE SANS ISSUE PONT FERMÉ. Il se baissa sous les rubans entrecroisés de la police et se glissa dans l’ombre. Le soleil brillait par les trous du toit, constellant le plancher usé de petits ronds irisés, et après l’éclat aveuglant de la cuisine infernale, cette pénombre était une bénédiction. Des pigeons roucoulaient doucement entre les poutres. Des canettes de bière et des bouteilles d’Allen’s Coffee Flavored Brandy jonchaient les côtés de la passerelle.