Ce coup-ci je ne m’en tirerai pas. Je ne sais pas si j’ai laissé quelque chose sous ses ongles, je ne me rappelle plus si elle m’a griffé ou non, mais il y a mon sang là-bas. Et mes empreintes digitales. Je n’ai que deux solutions, en fin de compte : fuir ou me rendre.
Non, il y en avait une troisième. Il pouvait se suicider.
Il fallait qu’il retourne chez lui. Qu’il tire les rideaux de sa chambre et la transforme en grotte. Qu’il prenne encore un Imitrex, qu’il s’allonge, qu’il dorme un peu, peut-être. Et si on venait le chercher pendant qu’il dormait ? Eh bien, cela lui épargnerait le souci de choisir entre les solutions n°1, n°2 ou n°3.
Junior traversait la place principale lorsqu’un homme — un vieux type qu’il reconnut à peine — le prit par le bras et lui demanda, « Qu’est-ce qui est arrivé, Junior ? Qu’est-ce qui se passe ? ». Junior se contenta de secouer la tête, de se dégager et de poursuivre son chemin.
Derrière lui, la sirène de l’hôtel de ville hululait comme si c’était la fin du monde.
Grandes routes et chemins de traverse
1
Il y avait un journal à Chester’s Mill, l’hebdomadaire The Democrat. Ce qui était trompeur, puisque la propriétaire et rédactrice en chef — une double casquette portée par la redoutable Julia Shumway — était républicaine jusqu’à la moelle. Son titre se présentait ainsi :
Mais cette devise aussi était trompeuse. Chester’s Mill n’avait pas l’aspect d’une botte ; son territoire ressemblait à une chaussette de sportif tellement crasseuse qu’elle pouvait tenir debout toute seule. Bien que bordée par la ville beaucoup plus importante et prospère de Castle Rock au sud-ouest (vers le talon de la chaussette), Chester’s Mill était entourée de quatre agglomérations couvrant des secteurs plus vastes, mais moins peuplés : Motton, au sud et au sud-est ; Harlow, à l’est et au nord-est ; le TR-90, territoire sans statut au nord ; et Tarker’s Mills à l’ouest. On désignait parfois collectivement Chester’s Mill et Tarker’s Mills comme « Les Fabriques[2] » et, à l’époque où l’industrie textile du Maine battait son plein, elles avaient à elles deux transformé la rivière Prestile en un cloaque pollué et sans poissons qui changeait de couleur presque quotidiennement en fonction de l’endroit. On pouvait partir en canoë de Tarker’s Mills sur une eau verte qui devenait d’un jaune éclatant en sortant de Chester’s Mill et avant d’arriver à Motton. Sans compter que si jamais votre canoë était en bois, la peinture risquait d’avoir disparu en dessous de la ligne de flottaison.
Toutefois, la dernière de ces juteuses manufactures avait fermé ses portes en 1979. La Prestile avait retrouvé sa couleur et ses poissons, même si on débattait toujours pour déterminer s’ils étaient comestibles (pour The Democrat : Et comment !)
La population de la ville était saisonnière. Entre le Memorial Day et le Labour Day — entre le printemps et l’automne —, elle tournait autour de quinze mille résidents. Le reste de l’année, elle se situait à un poil au-dessus ou au-dessous de deux mille personnes, en fonction du rapport entre décès et naissances au Catherine-Russell, considéré comme le meilleur hôpital au nord de Lewiston.
Si on avait demandé aux estivants de dire combien de routes desservaient Chester’s Mill, la plupart auraient répondu deux : la Route 117, qui conduit à Norway-South Paris, et la Route 119, qui traverse Castle Rock avant de rejoindre Lewiston.
Ceux qui habitaient Chester’s Mill depuis environ dix ans auraient pu en désigner au moins huit de plus — toutes des routes à deux voies en dur — de la Black Ridge et la Deep Cut allant à Harlow jusqu’à la Pretty Valley Road (la « route de la jolie vallée » méritait son nom) dont les sinuosités s’aventuraient, au nord, dans le TR-90.
Les résidents de trente ans ou plus, eux, si on leur avait laissé le temps d’y réfléchir un peu (dans l’arrière-salle du Brownie’s Store, peut-être, où il y avait encore un poêle à bois à l’ancienne) en auraient sans doute ajouté une douzaine avec des noms relevant du sacré (God Creek Road) ou du profane (Little Bitch Road[3], laquelle ne figurait sur les cartes locales que sous un numéro).
Le plus vieil habitant de Chester’s Mill, lors de ce qui resta connu sous le nom de « Jour du Dôme », s’appelait Clayton Brassey. Il était aussi le plus ancien résident de tout le comté de Castle, et à ce titre le détenteur de la canne du Boston Post. Malheureusement, il n’avait plus aucune idée de ce qu’était la canne du Boston Post, ni même précisément de qui il était. Il prenait souvent son arrière-arrière-petite-fille Nell pour sa femme, morte depuis quarante ans, et The Democrat avait cessé depuis trois ans de le solliciter pour son interview annuelle du « plus ancien habitant ». (La dernière fois, à la question rituelle sur le secret de sa longévité, il avait répondu, « Mais où est mon repas de baptême ? ») Il avait été gagné par la sénilité peu après l’anniversaire de ses cent ans ; en ce 21 octobre, il en avait cent cinq. Il avait jadis été un menuisier de talent spécialisé dans le mobilier, les rampes d’escalier, les moulures. Sa spécialité aujourd’hui était d’arriver à manger sa gelée sans s’en fourrer dans le nez ou d’atteindre les toilettes sans avoir semé, en chemin, quelques crottes striées de sang.
Dans son jeune temps, néanmoins (vers quatre-vingt-cinq ans, disons), il aurait été capable de désigner toutes les routes desservant Chester’s Mill et le total aurait été de trente-quatre. En terre pour la plupart, nombre d’entre elles allaient se perdre au milieu des fourrés épais d’une forêt secondaire, propriété de plusieurs exploitants forestiers, Diamond Match, Continental Paper Company et American Timber.
Et peu avant midi le Jour du Dôme, toutes ces voies se retrouvèrent soudain fermées.
2
Sur la plupart d’entre elles, rien ne se produisit d’aussi spectaculaire que l’explosion du Seneca V et l’accident du camion de grumes qui s’ensuivit, mais les incidents furent nombreux. Bien entendu. Quand l’équivalent d’un mur de pierre s’érige en un clin d’œil autour de toute une ville, il ne peut pas ne pas y avoir d’incidents.
À l’instant même où la marmotte se retrouva coupée en deux, un épouvantail subit le même sort dans le champ de citrouilles d’Eddie Chalmers, non loin de la Pretty Valley Road. L’épouvantail se dressait exactement sur la frontière séparant le territoire de Chester’s Mill du TR-90. Voilà qui avait toujours amusé Eddie, qui avait surnommé son dispositif anticorbeaux l’Épouvantail sans Frontière, Mister ESF, en raccourci. Une moitié de Mister ESF tomba dans Chester’s Mills, l’autre « dans le TR », comme auraient dit les gens du coin. Quelques secondes plus tard, un vol de corbeaux en route pour le champ de citrouilles d’Eddie (les corbeaux n’avaient jamais eu peur de Mister ESF) se heurta à quelque chose là où il n’y avait rien auparavant. La plupart se rompirent le cou et tombèrent en tas noirs sur la Pretty Valley Road et les champs avoisinants. Partout des oiseaux, des deux côtés du Dôme, s’écrasèrent ainsi et dégringolèrent, raides morts ; leurs cadavres allaient d’ailleurs devenir l’une des manières de déterminer l’emplacement de la nouvelle barrière.
2
« Mill » qui veut dire « moulin » s’applique en fait à de nombreuses industries et en particulier aux manufactures de textiles de la Nouvelle-Angleterre ; quant aux territoires sans statut, cela concerne des régions pratiquement sans population, et donc sans structure communale ni shérif attitré, notamment.