4
Pas très loin, sur un sentier abandonné dans les bois dont même le vieux Clay Bassey ne se serait pas souvenu, un cerf broutait de jeunes pousses en bordure du marais de la Prestile. Il se trouva qu’il avait le cou tendu au-dessus de la frontière avec Motton, et quand le Dôme tomba, sa tête dégringola. Tranchée si impeccablement qu’une guillotine n’aurait pas fait mieux.
5
Nous avons fait le tour de la forme en chaussette qui constitue Chester’s Mill et nous voilà de retour Route 119. Et, grâce à la magie de la narration, il ne s’est pas écoulé une seconde depuis que le sexagénaire à la Toyota s’est jeté tête la première contre un obstacle invisible mais très dur et s’est cassé le nez. Le cul par terre, il lève sur Dale Barbara des yeux exprimant la plus grande perplexité. Une mouette, probablement sur son itinéraire quotidien entre le goûteux buffet de la décharge de Motton et les non moins succulentes poubelles de Chester’s Mill, tombe comme une pierre et atterrit avec un bruit sourd à moins d’un mètre de la casquette des Sea Dogs du sexagénaire, lequel ramasse son couvre-chef, le secoue et se le remet sur la tête.
Les deux hommes lèvent les yeux pour voir d’où vient l’oiseau et voient une chose incompréhensible de plus, dans une journée qui ne sera faite que de ça.
6
Barbie crut tout d’abord qu’il voyait une image rémanente de l’avion en train d’exploser — de même que l’on voit flotter une grande forme bleue après un flash d’appareil photo déclenché trop près de soi. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’une grande forme, qu’elle n’était pas bleue, et qu’au lieu de flotter de-ci de-là quand il regardait dans une autre direction — dans ce cas précis, vers l’homme dont il venait de faire connaissance —, la tache suspendue en l’air restait exactement au même endroit.
Sea Dogs, tête levée, se frottait les yeux. Il paraissait avoir oublié son nez cassé, ses lèvres qui enflaient, son front qui saignait. Il se remit debout, manquant de s’étaler à nouveau tant il redressait la tête.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? dit-il. Dites, monsieur, c’est quoi ce truc ? »
Une grande tache noirâtre — en forme de flamme de bougie, avec un effort d’imagination — maculait le ciel bleu.
« C’est… c’est un nuage ? » demanda-t-il. Son ton dubitatif suggérait qu’il n’y croyait pas lui-même.
« Je crois… », commença Barbie. Il n’avait pas trop envie de s’entendre prononcer la suite. « Je crois que c’est ce que l’avion a heurté.
— Quoi ? » fit Sea Dogs.
Mais avant que Barbie ait le temps de répondre, une grue de bonne taille se présenta à moins de vingt mètres au-dessus d’eux. Elle ne heurta rien — rien de visible, en tout cas — et tomba non loin de la mouette.
« Vous avez vu ça ? » dit Sea Dogs.
Barbie hocha la tête, puis montra du foin qui brûlait sur sa gauche. En deux ou trois autres endroits, l’herbe se consumait aussi à droite de la route, envoyant une épaisse colonne de fumée noire rejoindre celle qui montait du Seneca démembré, mais l’incendie ne gagnait pas ; il y avait eu de fortes pluies la veille et l’herbe était imprégnée d’humidité. Encore heureux, sans quoi il y aurait eu des feux de prairie courant dans les deux directions.
« Vous voyez ça ? demanda à son tour Barbie à Sea Dogs.
— J’en suis sur le cul », répondit Sea Dogs après avoir pris le temps de bien regarder.
Le feu avait dévoré une parcelle d’environ dix mètres carrés en s’avançant vers la ligne devant laquelle Barbie et Sea Dogs se faisaient face. Et à partir de là, il s’étendait à l’ouest vers la route et à l’est vers un pâturage d’environ un hectare, mais pas avec une ligne de front irrégulière, comme avancent normalement les feux de prairie, progressant plus vite ici, prenant du retard là — non, il suivait un axe rectiligne.
Une autre mouette vola dans leur direction, avec pour objectif Motton plutôt que Chester’s Mill.
« Attention, dit Sea Dogs, faites gaffe à l’oiseau.
— Il va peut-être s’en tirer, dit Barbie, se protégeant les yeux pour mieux voir. Ils ne sont peut-être arrêtés que lorsqu’ils viennent du sud.
— À en juger par l’état de l’avion là-bas, j’en doute », observa Sea Dogs.
Son ton dubitatif trahissait une profonde perplexité.
La mouette heurta la barrière et tomba directement dans le plus gros débris de l’appareil, qui brûlait toujours.
« Ça les arrête des deux côtés », dit Sea Dogs. Cette fois-ci, il avait parlé du ton de celui qui vient d’avoir confirmation d’une conviction bien ancrée mais qui jusqu’ici manquait de preuves. « C’est un truc genre champ de force, comme dans le film Star Trick.
— Star Trek, le corrigea Barbie.
— Hein ?
— Oh, merde, dit Barbie, qui regardait par-dessus l’épaule de Sea Dogs.
— Hein ? répéta Sea Dogs, regardant lui aussi par-dessus son épaule. Nom de Dieu ! »
Un camion chargé de bois arrivait. Un gros, plein de troncs énormes, dépassant largement le tonnage légal. Il roulait également au-dessus de la vitesse maximale autorisée. Barbie essaya de calculer la distance qu’il faudrait à un tel mastodonte pour s’arrêter, puis y renonça.
Sea Dogs sprinta jusqu’à sa Toyota, qu’il avait laissée garée en travers, sur la ligne médiane en pointillé. Le type au volant du bahut — shooté aux petites pilules, ou enfumé à la méthadone, ou tout simplement jeune, pressé et se croyant immortel — le vit et fit hurler son avertisseur. Il ne ralentit pas.
« Ah le con ! » cria Sea Dogs en se jetant derrière le volant. Il lança le moteur et démarra en marche arrière, sa portière battant encore. Le petit SUV alla s’effondrer dans le fossé, son museau carré tourné vers le ciel. Sea Dogs en bondit l’instant suivant. Il trébucha, atterrit sur un genou, se releva et fila à toutes jambes dans le champ voisin.
Barbie, pensant à l’avion et aux oiseaux — pensant à cette bizarre tache noire qui était peut-être le point d’impact de l’appareil —, se précipita aussi vers le pré, courant d’abord au milieu de flammèches courtes et indolentes, en soulevant de petits nuages de cendre. Il vit une chaussure de sport d’homme — trop grande pour appartenir à une femme — avec le pied encore dedans.
Le pilote, pensa-t-il. Puis : Faut que j’arrête de courir comme ça.
« RALENTIS, ESPÈCE DE CRÉTIN ! » hurla Sea Dogs à l’intention du camion, d’une voix étranglée par la panique, mais le conseil arrivait trop tard. Barbie, qui ne put s’empêcher de regarder par-dessus son épaule, pensa que le cow-boy au volant avait peut-être essayé de freiner à la dernière minute. Il avait probablement vu les débris de l’avion. Toujours est-il que cela ne suffit pas. Il heurta le côté Motton du Dôme à plus de cent kilomètres à l’heure, avec un chargement de grumes dépassant les quinze tonnes. La cabine se désintégra lors de l’impact. La remorque surchargée, victime des lois de la physique, continua à avancer. Les réservoirs de gazole se retrouvèrent sous les troncs, déchiquetés, au milieu de gerbes d’étincelles. Quand ils explosèrent, le chargement était déjà en l’air, valsant par-dessus ce qui avait été la cabine (un grand accordéon aplati, à présent). Les troncs se dispersèrent en hauteur, percutèrent la barrière invisible et rebondirent dans toutes les directions. Des flammes et une fumée noire montèrent en torsades épaisses et bouillonnantes. Le bruit, terrifiant, roula comme un énorme rocher dévalant une pente. Puis les troncs retombèrent en pluie côté Motton, jonchant la route et les champs alentour tel un gigantesque jeu de mikado. L’un d’eux atterrit sur le toit du SUV de Sea Dogs et l’aplatit, dans une averse de verre brisé qui roula sur le capot comme des fragments de diamants. Un autre retomba tout près de Sea Dogs.