Stephen King
Dôme. Tome 2
SEL
1
Les deux femmes flics qui se tenaient à côté du Hummer de Big Jim parlaient toujours — Jackie tirant nerveusement sur une cigarette —, mais elles se turent lorsque Julia Shumway passa devant elles.
« Julia ? fit Linda d’une voix hésitante. Qu’est-ce que… »
Julia continua de marcher. La dernière chose dont elle avait envie, alors qu’elle bouillait encore de rage, était de parler avec deux représentants de la loi et de l’ordre, de la loi et de l’ordre tels qu’ils semblaient désormais exister à Chester’s Mill. Elle était à mi-chemin du local du Democrat lorsqu’elle se rendit compte que la colère n’était pas la seule chose qu’elle éprouvait. Qu’elle n’en était même pas l’essentiel. Elle s’arrêta sous la marquise de la librairie — Mill New & Used Books, FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE, lisait-on dans la vitrine, sur une affichette rédigée à la main — en partie pour que les battements de son cœur puissent ralentir, en partie pour un petit examen intérieur. Il ne lui prit pas longtemps.
« J’ai surtout peur », dit-elle, sursautant légèrement au son de sa propre voix. Elle avait parlé tout haut, sans s’en rendre compte.
Pete Freeman la rattrapa à ce moment-là. « Vous allez bien ?
— Ça va. »
C’était un mensonge, mais elle avait répondu avec assurance. Quant à ce que pouvait trahir son visage, elle n’en savait rien. Elle porta une main à sa nuque et tenta d’aplatir les mèches rebelles qui s’y hérissaient, sans y parvenir. L’air de sortir du lit pour couronner le tout, pensa-t-elle. Très chouette. La touche finale.
« J’ai bien cru que Rennie allait vous faire arrêter par notre nouveau chef de la police », dit Pete. Il ouvrait de grands yeux et paraissait tout d’un coup beaucoup plus jeune que ses trente et quelques années.
« J’espérais bien. » Julia dessina dans l’air le rectangle d’une invisible manchette. « NOTRE JOURNALISTE DÉCROCHE UN ENTRETIEN EXCLUSIF AVEC LE MEURTRIER PRÉSUMÉ.
— Julia ? Qu’est-ce qui se passe, ici ? En dehors du Dôme, je veux dire ? Vous avez vu, tous ces types qui remplissaient des formulaires ? Ça m’a fichu les boules, moi.
— Je les ai vus. Et j’ai l’intention de faire un papier là-dessus. Et sur tout le reste. Et lors de la réunion du conseil municipal de jeudi soir, je ne crois pas que je serai la seule à avoir des questions sérieuses à adresser à James Rennie. »
Elle posa la main sur le bras de son reporter.
« Je vais voir ce que je peux trouver sur ces meurtres, et j’en ferai un article. En plus d’un éditorial aussi virulent que possible sans avoir l’air pour autant d’ameuter les foules. (Elle eut un petit rire sec et sans joie.) Il faut dire que question ameuter les foules, Jim Rennie a l’avantage du terrain.
— Je ne comprends pas ce que vous…
— C’est aussi bien. Allez, au boulot. J’ai besoin d’une ou deux minutes pour me calmer. Je pourrai peut-être décider alors qui interviewer en premier. Parce que le temps nous est fichtrement compté, si nous voulons imprimer ce soir.
— Photocopier, dit-il.
— Hein ?
— Si nous voulons photocopier ce soir. »
Elle esquissa un sourire incertain et le renvoya à ses affaires. À la porte du local, il se retourna. Elle lui adressa un petit signe de la main pour lui signifier que tout allait bien, puis essaya de regarder à travers la vitrine poussiéreuse de la librairie. La salle de cinéma était fermée depuis cinq ans, le drive-in, aux limites de la ville, n’existait plus depuis belle lurette (le deuxième parking de Rennie occupait l’emplacement où l’écran géant dominait la 119), mais, on ne savait comment, Ray Towle avait réussi à faire vivoter sa petite boutique envahie par la crasse. Des guides censés vous aider à vous débrouiller dans la vie composaient l’essentiel de la vitrine. Le reste, c’était des livres de poche avec en couverture des manoirs se profilant dans le brouillard, des dames en détresse ou des malabars, poitrine nue, à pied ou à cheval. Plusieurs des malabars en question brandissaient une épée et semblaient ne porter que des sous-vêtements. FAITES-VOUS PLAISIR AVEC DE SOMBRES INTRIGUES ! proclamait l’affichette de cette section.
Sombres intrigues, en effet.
Au cas où le Dôme ne suffirait pas, ne serait pas assez dément, il y a toujours le conseiller de l’Enfer.
Ce qui l’inquiétait le plus, comprit-elle — ce qui l’effrayait le plus — était la vitesse à laquelle tout cela se produisait. Rennie avait depuis longtemps l’habitude d’être le plus gros et le plus agressif des coqs de la basse-cour et elle n’aurait pas été surprise de le voir tenter de renforcer son emprise sur la ville, au bout d’un moment — disons après une semaine ou un mois. Mais cela ne faisait que trois jours et des poussières qu’ils étaient coupés du reste du monde. Et si jamais Cox et ses scientifiques faisaient sauter le Dôme ce soir ? Ou s’il disparaissait tout simplement de lui-même ? Big Jim retrouverait sur-le-champ son ancienne stature, sauf qu’il serait pris la main dans le sac.
« Quel sac ? » se demanda-t-elle à haute voix. « Il se contentera de dire qu’il a fait du mieux qu’il pouvait dans des circonstances difficiles. Et on le croira. »
Probablement. Mais cela n’expliquait toujours pas pourquoi Rennie n’avait pas attendu pour agir.
Parce que quelque chose a mal tourné et qu’il n’avait plus le choix. Et aussi…
« Aussi, je ne le crois pas complètement sain d’esprit, déclara-t-elle à la pile de livres de poche. Et je ne crois pas qu’il l’ait jamais été. »
Même si c’était vrai, comment expliquer que des gens ayant encore de solides réserves alimentaires chez eux aient déclenché une émeute au supermarché local ? Cela n’avait aucun sens, à moins…
« À moins qu’il en ait été l’instigateur. »
C’était ridicule, le plat du jour du Parano Café. Non ? Elle aurait pu demander à certaines des personnes présentes au Food City ce qu’elles avaient vu, mais les meurtres n’étaient-ils pas plus importants ? Elle était la seule vraie reporter de son journal, après tout, et…
« Julia ? Ms Shumway ? »
Julia était si profondément plongée dans ses pensées qu’elle faillit avoir une attaque. Elle fit volte-face si brusquement qu’elle serait tombée si Jackie Wettington ne l’avait pas retenue. Linda Everett l’accompagnait, et c’était elle qui avait parlé. Les deux policières avaient l’air inquiet.
« Est-ce qu’on peut vous parler ? lui demanda Jackie.
— Bien sûr. Écouter les gens, c’est mon boulot. Le revers de la médaille c’est que j’ai tendance à écrire ce qu’ils disent. Vous le savez toutes les deux, n’est-ce pas ?
— Mais il n’est pas question de citer nos noms, dit Linda. Si vous n’êtes pas d’accord avec ça, vous pouvez tout oublier.
— En ce qui me concerne, répondit Julia avec un sourire, vous n’êtes que des sources proches de l’enquête. Ça vous va ?
— Et si vous promettez aussi de répondre à nos questions, ajouta Jackie. D’accord ?
— D’accord.
— Vous étiez au supermarché, non ? » demanda Linda.
Voilà qui devenait de plus en plus curieux. « Oui. Vous aussi. Parlons-en — comparons nos notes.
— Pas ici, dit Linda. Pas dans la rue. Et pas dans les locaux du journal non plus.
— Ne t’affole pas, Lin, dit Jackie en posant une main sur l’épaule de sa collègue.
— Tu peux te le permettre, toi. Ce n’est pas ton mari qui pense que nous venons de contribuer à mettre un innocent en cabane.