— C’est nous qui pensons que nous sommes intelligents. Mais eux, que pensent-ils de nous ? Nous savons que les fourmis sont des insectes sociaux — elles construisent leur domicile, elles ont des colonies, ce sont des architectes stupéfiantes. Elles travaillent dur, comme nous. Elles enterrent leurs morts, comme nous. Elles se font même la guerre entre races, les noires contre les rouges. Nous savons tout cela, mais nous n’en déduisons pas qu’elles sont intelligentes. »
Elle se serra un peu plus contre lui, même s’il ne faisait pas froid. « Intelligentes ou pas, c’est mal.
— Je suis d’accord. La plupart des gens seraient d’accord. Rusty l’a compris encore enfant. Les enfants ont pourtant rarement une vision morale du monde. Cela prend des années à se constituer. Le temps d’arriver à l’âge adulte, nous avons presque tous abandonné nos comportements enfantins, ce qui inclut mettre le feu aux fourmis et arracher les ailes des mouches. Leurs adultes ont probablement fait la même chose. S’ils ont jamais remarqué l’existence d’êtres comme nous, en tout cas. À quand remonte la dernière fois où vous avez pris le temps d’étudier une fourmilière de près ?
— Cependant… si nous trouvions des fourmis sur Mars, ou même des microbes, nous ne les détruirions pas. Parce que la vie, dans l’univers, est une chose rare et précieuse. Toutes les autres planètes de notre système solaire sont des déserts, bon Dieu. »
Barbie songea que si la NASA trouvait de la vie sur Mars, elle n’aurait guère de scrupules à la détruire pour la placer sous un microscope et l’étudier, mais il ne le dit pas. « Si nous étions scientifiquement plus avancés — ou plus avancés spirituellement, ce qui est peut-être la condition nécessaire pour pouvoir voyager dans le vaste c’est-quoi-là-bas —, nous constaterions peut-être que la vie est partout. Qu’il y a autant de mondes habités et de formes de vie intelligentes qu’il y a de fourmilières à Chester’s Mill. »
Est-ce que par hasard sa main ne lui effleurerait pas le côté du sein ? Elle en avait bien l’impression. Cela faisait longtemps qu’une main d’homme ne s’était pas posée là, et c’était très agréable.
« La seule chose dont je suis sûr, reprit-il, est qu’il existe d’autres mondes que ceux que l’on parvient à voir avec nos dérisoires télescopes, ici sur terre. Ou même avec Hubble. Et… ils ne sont pas ici, vous savez. Ce n’est pas une invasion. Ils ne font juste que regarder. Et… peut-être… jouer.
— Je sais à quoi ça ressemble, d’être le jouet des autres. »
Il la regarda. À distance de baiser. Elle n’aurait pas détesté être embrassée. Pas du tout détesté.
« À quoi faites-vous allusion ? À Rennie ?
— Ne croyez-vous pas qu’il y a certains moments, dans la vie d’une personne, qui décident de son destin ? Des évènements qui nous transforment réellement ?
— Si », répondit-il, pensant au sourire rouge laissé par sa botte sur les fesses d’Abdul. Juste les fesses banales d’un homme banal, vivant sa petite vie banale. « Absolument.
— Pour moi, c’est arrivé quand j’avais neuf ans. À l’école, ici, celle de Main Street.
— Racontez-moi.
— Ça ne prendra pas longtemps. Ç’a été l’après-midi le plus long de toute ma vie, mais c’est une histoire courte. »
En quoi elle se trompait. Il attendit.
« J’étais enfant unique. Mon père possédait le journal local, qu’il gérait avec deux journalistes et un courtier en publicité, mais il était pour l’essentiel l’équipe à lui tout seul et c’était ce qui lui convenait. Allais-je prendre la suite lorsqu’il partirait à la retraite ? La question ne se posait même pas. Il le croyait, ma mère le croyait, mes professeurs le croyaient et, bien entendu, je le croyais, moi aussi. Mon éducation supérieure était déjà entièrement planifiée. Et je n’irais pas dans une université de ploucs comme celle de l’État du Maine, non, l’université de l’État du Maine n’était pas pour la fille d’Al Shumway. La fille d’Al Shumway ne pouvait aller qu’à Princeton. Le temps que j’arrive en cours moyen, j’avais déjà le drapeau de Princeton suspendu au-dessus de mon lit et ma valise pratiquement prête.
« Tout le monde — moi y comprise — adorait quasiment le sol sur lequel je marchais. Tout le monde, sauf les autres filles de ma classe. Je ne comprenais pas pourquoi, à l’époque, mais aujourd’hui je me demande comment j’ai pu ne pas le voir. J’étais toujours assise au premier rang, c’était toujours moi qui levais la main lorsque Mrs Connaught posait une question, et mes réponses étaient toujours justes. Je rendais mes devoirs en avance si je pouvais et je ne demandais qu’à accumuler les points de bonus. J’étais une pompe à bonnes notes et une petite futée. Un jour, Mrs Connaught a été obligée de nous laisser seules en classe quelques minutes. À son retour, Jessie Vachon saignait du nez. Mrs Connaught a menacé de consigner toute la classe si personne ne disait qui l’avait fait. J’ai levé la main et j’ai dit que c’était Andy Manning. Andy avait donné un coup de poing à Jessie parce qu’elle n’avait pas voulu lui prêter sa gomme. Moi, je ne voyais rien de mal à le dénoncer, parce que c’était la vérité. Vous voyez le tableau ?
— Cinq sur cinq.
— Cet incident a été la goutte d’eau. Peu de temps après, alors que je traversais la place pour rentrer chez moi, une bande de filles m’attendait en embuscade dans le Peace Bridge. Elles s’y étaient mises à six. La meneuse était Lila Strout, aujourd’hui Lila Killian — elle a épousé Roger Killian, qui lui fait sa fête tous les jours. Ne laissez jamais quelqu’un vous dire que les enfants ne trimballent pas leurs problèmes jusqu’à l’âge adulte.
« Elles m’ont tirée jusqu’au kiosque à musique. Je me suis débattue, au début, mais deux d’entre elles — Lila, évidemment, et Cindy Collins, la mère de Toby Manning — m’ont donné des coups de poing. Et pas à l’épaule, comme le font en général les enfants. Cindy m’a frappée à la joue et Lila directement le sein droit. Qu’est-ce que ça fait mal ! Mes nénés commençaient juste à pousser et ils me faisaient déjà mal sans ça.
« Je me suis mise à pleurer. D’habitude, c’est le signal — chez les enfants, en tout cas — que les choses ont été assez loin. Mais pas ce jour-là. Quand je me suis mise à crier, Lila m’a dit de la fermer, sans quoi ça allait être pire. Et personne pour les arrêter. La journée était froide et pluvieuse et il n’y avait que nous sur la place.
« Lila m’a frappée à la figure, assez fort pour que je me mette à saigner du nez et m’a lancé, Sale rapporteuse ! Ah, la sale rapporteuse ! Et les autres filles se sont mises à rire. Elles disaient que c’était à cause d’Andy et, à l’époque, je l’ai cru, mais je sais maintenant que c’était à cause de tout, à commencer par la manière dont mes jupes, mes chemisiers, et jusqu’aux rubans de mes cheveux, étaient coordonnés. Elles étaient fagotées, j’étais sapée. Andy, c’était juste la goutte d’eau.
— Et qu’est-ce qu’elles vous ont fait ?
— En plus des coups, elles m’ont tiré les cheveux. Et… elles m’ont craché dessus. Toutes. Alors que j’étais tombée sur le sol du kiosque. Je pleurais plus fort que jamais, je me cachais la figure dans les mains, mais je l’ai senti. La salive est tiède, vous savez ?
— Ouais.
— Elles me traitaient de chouchou du prof, de lèche-bottes, de Miss Caca-sent-bon. Et c’est alors, au moment où je pensais qu’elles en avaient terminé, que Corrie McIntosh s’est écriée, On lui enlève son pantalon ! Je portais en effet un pantalon, ce jour-là, un chouette pantalon que ma mère avait commandé sur catalogue. Je l’adorais. Le genre de pantalon que devaient porter les étudiantes branchées de Princeton. C’était ce que j’imaginais à l’époque, en tout cas.