« Je me suis mise à me débattre de toutes mes forces, mais elles l’ont emporté, bien sûr. Quatre d’entre elles me clouaient au sol pendant que Lila et Corrie m’arrachaient mon pantalon. Puis Cindy Collins a commencé à rire et à montré ma culotte du doigt : Elle a ces crétins de nounours dessus ! Ce qui était vrai, la famille de Winnie l’Ourson au grand complet. Elles se sont toutes mises à rire et… Barbie… je suis devenue petite, de plus en plus petite… minuscule. Le sol du kiosque à musique n’était plus qu’un grand désert plat et j’étais un insecte collé dessus. En train de mourir dessus.
— Telle une fourmi sous une loupe, en d’autres termes.
— Oh, non, non, Barbie ! C’était glacial, pas chaud. Je gelais. J’avais la chair de poule sur les jambes. Corrie a dit, Et si on lui enlevait aussi sa petite culotte ? Les autres n’étaient pas prêtes à aller jusque-là, tout de même ; mais pour pas avoir l’air de se dégonfler, sans doute, Lila a pris mon beau pantalon et l’a lancé sur le toit du kiosque. Après quoi elles sont parties. Lila la dernière. Si jamais tu rapportes encore, m’a-t-elle dit, je prendrai le couteau de mon frère et je couperai ton nez de salope !
— Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? demanda Barbie, dont la main reposait indubitablement contre son sein.
— Tout d’abord je me suis retrouvée recroquevillée sur le sol du kiosque, petite fille terrifiée se demandant comment elle allait faire pour rentrer chez elle alors que la moitié de la ville risquait de la voir défiler dans sa culotte ridicule de bébé. Je me sentais la plus nulle, la plus minuscule morveuse de toute l’histoire humaine. J’ai finalement décidé d’attendre la nuit. Mes parents s’inquiéteraient, ils appelleraient peut-être les flics, mais ça m’était égal. J’attendrais qu’il fasse nuit et je me faufilerais jusque chez moi par les petites rues. En me cachant derrière les arbres si je voyais quelqu’un arriver.
« J’ai dû m’assoupir un peu, car j’ai vu tout d’un coup Kayla Bevins au-dessus de moi. Elle avait fait partie du groupe, elle m’avait frappée, elle m’avait tiré les cheveux, elle m’avait craché dessus. Elle ne m’avait pas autant injuriée que les autres, mais elle avait été avec elles. Elle avait fait partie de celles qui me tenaient pendant que Corrie et Lila m’enlevaient mon pantalon, et lorsqu’elle avait vu qu’une jambe retombait du toit, elle était montée sur le garde-fou pour la réexpédier dessus, afin que je ne puisse pas l’attraper.
« Je l’ai suppliée de ne pas me faire plus mal. Toute honte bue, au-delà de toute dignité. Je l’ai suppliée de ne pas finir de me déshabiller. Elle s’est contentée de rester là et de m’écouter, comme si je n’étais rien pour elle. Je n’étais rien pour elle. Je le comprenais, à ce moment-là. Je crois que j’avais fini par l’oublier, avec le temps, mais j’ai plus ou moins retrouvé cette vérité banale à la suite de l’expérience du Dôme.
« Finalement, je me suis contentée de rester là, à renifler sans rien dire. Elle m’a regardée encore un peu, puis elle a enlevé son chandail. C’était un grand machin marron qui pendait sur elle et tombait jusqu’à ses genoux. Elle me l’a jeté et m’a dit : Rentre chez toi avec, ça te fera comme une robe.
« Pas un mot de plus. Et, bien que j’aie été à l’école avec elle pendant encore huit ans — presque tout le secondaire —, nous ne nous sommes jamais reparlé. Mais parfois, en rêve, je l’entends qui me dit : Rentre chez toi avec, ça te fera comme une robe. Et je vois son visage. On n’y lit ni haine ni colère — ni pitié, non plus. Elle ne l’a pas fait par pitié, et elle ne l’a pas fait pour me faire taire. J’ignore pourquoi elle l’a fait. J’ignore pourquoi elle est revenue. Vous le savez, vous ?
— Non », répondit Barbara.
Et il l’embrassa sur la bouche. Ce fut bref, mais tiède, humide et tout à fait sensationnel.
« Pourquoi m’avez-vous embrassée ?
— Parce que vous aviez l’air d’en avoir besoin, et parce que j’en avais besoin, moi. Qu’est-ce qui s’est passé ensuite, Julia ?
— J’ai enfilé le chandail et je suis rentrée chez moi, évidemment. Mes parents m’attendaient. »
Elle redressa le menton avec fierté.
« Je ne leur ai jamais raconté ce qui était arrivé, et ils ne l’ont jamais su. Pendant environ une semaine, j’ai vu mon pantalon en allant à l’école, posé là-haut sur le petit toit conique du kiosque à musique. Chaque fois, je ressentais la même honte — comme un coup de poignard au cœur. Puis un jour il ne s’y trouva plus. La souffrance ne disparut pas pour autant, mais les choses s’améliorèrent un peu, ensuite. D’aiguë, la douleur devint simplement sourde.
« Je n’ai jamais dénoncé ces filles. Pourtant mon père était furieux au point qu’il m’avait consignée à la maison jusqu’en juin. Je n’avais le droit de sortir que pour aller à l’école. Je n’ai même pas pu faire le voyage scolaire au Musée des beaux-arts de Portland, alors que j’en rêvais depuis un an. Il m’avait dit que je pourrais y aller si je donnais les noms de celles qui m’avaient molestée. C’était le terme qu’il employait, molestée. Et pourtant, je n’ai pas voulu, et pas seulement parce que la fermer est la version enfantine du credo.
— Vous vous êtes tue parce que tout au fond de vous, vous pensiez avoir mérité ce qui vous était arrivé.
— Mérité n’est pas le bon mot. Je pensais que je l’avais acheté, que j’avais payé pour l’avoir, ce qui n’est pas la même chose. Ma vie a changé, après ça. J’ai continué à avoir de bonnes notes, mais je ne levais plus la main aussi souvent. Je n’étais plus aussi avide de toujours décrocher les premières places. J’aurais pu être celle qui prononçait le discours de fin d’année en terminale, mais j’avais moins bien travaillé au second semestre — juste assez pour faire en sorte que Carlene Plummer passe en tête. Je ne voulais pas de cet honneur. Ni du discours ni de l’attention qui vont avec. Je m’étais fait quelques amies, surtout parmi les filles qui fumaient en cachette derrière le bahut.
« Le plus grand changement, ç’a été de poursuivre mes études dans le Maine au lieu d’aller à Princeton… où j’avais d’ailleurs été acceptée. Mon père a tonné et fulminé, disant que sa fille ne pouvait aller dans une université de ploucs, mais j’ai tenu bon. »
Elle sourit.
« Il a fallu s’accrocher. Mais voilà, le compromis est l’ingrédient secret de l’amour et j’aimais beaucoup mon papa. J’aimais mes deux parents. J’avais décidé d’aller à l’université du Maine à Orono, mais j’ai posé ma candidature au dernier moment à Bates — une de ces candidatures dites de circonstances spéciales — et j’ai été acceptée. Mon père m’a obligée à payer les droits d’entrée sur mes économies, ce que j’ai fait volontiers, parce que c’était en fin de compte le moyen de rétablir la paix dans la famille après seize mois de guerre d’usure entre l’empire des Parents-décideurs et la principauté, certes petite, mais solidement fortifiée, des Ados-rebelles. Je ne me suis pas retrouvée ici, à Chester’s Mill, à cause de ce jour-là — mon avenir au Democrat était assez largement déterminé depuis longtemps —, mais c’est à cet évènement que je dois d’être en grande partie ce que je suis. »
Elle tourna vers lui des yeux dans lesquels brillaient des larmes mais aussi une lueur de défi. « Pour autant, je ne suis pas une fourmi. Je ne suis pas une fourmi. »