Mais pas ce matin.
Ollie se leva et enfila son jean de la veille. « P’pa ? »
Pas de réponse. On n’entendait que le tic-tac du réveil et — au loin — les meuglements d’une vache mélancolique. L’angoisse s’empara du garçon. Il essaya de se convaincre qu’il n’y avait pas de raison, que sa famille — au complet et parfaitement heureuse une semaine auparavant — avait subi toutes les tragédies que Dieu pouvait envoyer, au moins pour le moment. Il se le disait, mais il n’y croyait pas.
« Papa ? »
Le générateur, dehors, tournait toujours et il vit les diodes lumineuses de la cuisinière et du four à micro-ondes quand il entra dans la cuisine, mais celui de la cafetière électrique ne brillait pas. Le séjour était également vide. Son père regardait la télé lorsque Ollie était monté se coucher, la veille, et elle était toujours branchée, le son très bas. À l’écran, un type grimaçant et agité faisait la pub du nouveau torchon en microfibres ShamWow. « Dépenser quarante billets par mois en Sopalin, c’est jeter votre argent par les fenêtres », disait le type grimaçant depuis cet autre monde où de telles choses comptaient encore.
Il est allé nourrir les vaches, c’est tout.
Mais n’aurait-il pas éteint la télé pour économiser l’électricité ? Ils avaient une bonne réserve de propane, certes, mais elle ne durerait pas éternellement.
« P’pa ? »
Toujours pas de réponse. Ollie alla jusqu’à la fenêtre qui donnait du côté de la grange. Personne. Pris de palpitations de plus en plus fortes, il emprunta le couloir du fond pour se rendre jusqu’à la chambre de ses parents, rassemblant tout son courage pour frapper. Il n’en eut pas besoin : la porte était ouverte. Le grand lit double était en désordre (l’horreur que son père avait du désordre paraissait disparaître dès qu’il sortait de l’étable) mais vide. Ollie s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’il vit quelque chose qui l’angoissa encore plus. Le portrait d’Alden et Shelley, pris le jour de leur mariage et qu’il avait toujours vu accroché au mur, d’aussi loin que remontaient ses souvenirs, avait disparu. Ne restait plus, à son emplacement, qu’un rectangle vide où le papier peint avait conservé ses couleurs.
Pas de raison d’avoir peur à cause de ça.
Si justement.
Ollie continua dans le couloir. Il y avait encore une porte. Fermée, alors qu’elle était restée ouverte pendant un an. Un bout de papier jaune avait été punaisé dessus. Un mot. Avant même de pouvoir le déchiffrer, Ollie avait reconnu l’écriture de son père. Sans aucun mal ; ce n’étaient pas les notes dans ce style, griffonnées à la hâte de la grande écriture d’Alden, qui avaient manqué quand Rory et lui revenaient de l’école. Elles se terminaient toujours de la même manière :
Balayez la grange, et allez jouer après. Désherbez les tomates et les haricots, et allez jouer après. Rentrez le linge de maman et faites attention à ne pas le laisser traîner dans la boue. Et allez jouer après.
Les récréations, c’est fini, pensa Ollie, lugubre.
Puis il eut une bouffée d’espoir : peut-être rêvait-il ? N’était-ce pas possible ? Après la mort de son frère par ricochet et le suicide de sa mère, rien de plus logique que de rêver qu’on se réveillait dans une maison vide, non ?
La vache meugla de nouveau, et même ce son paraissait provenir d’un rêve.
La chambre sur laquelle donnait la porte à la note punaisée avait été celle de grand-père Tom. Souffrant d’une insuffisance cardiaque grave, il était venu habiter chez eux lorsqu’il n’avait plus été capable de se débrouiller tout seul. Pendant un temps, il avait encore pu se traîner jusqu’à la cuisine pour prendre ses repas en famille puis, au bout d’un moment, il s’était retrouvé cloué au lit, tout d’abord avec un bidule en plastique dans le nez — un bidule qui s’appelait un candélabre, quelque chose comme ça —, ensuite avec un masque en plastique sur la figure qu’il portait presque tout le temps. Rory avait dit un jour en ricanant qu’il avait l’air d’être le plus vieil astronaute du monde, ce qui lui avait valu une gifle de maman.
À la fin, chacun avait pris son tour de garde pour lui changer ses bouteilles d’oxygène et une nuit, maman l’avait trouvé mort sur le plancher, comme si l’effort qu’il avait fait pour se lever l’avait tué. Elle avait hurlé le nom d’Alden ; celui-ci était venu, avait regardé, posé son oreille contre la poitrine du vieil homme et coupé l’oxygène. Shelley Dinsmore s’était mise à pleurer. Depuis lors, on avait gardé la porte de la chambre presque tout le temps fermée.
Désolé — ainsi commençait la note sur la porte —, va en ville, Ollie. les Denton ou les Morgan ou la rév. Libby prendront soin de toi.
Ollie regarda longtemps ces quelques mots, puis tourna le bouton de la porte d’une main qui ne lui paraissait pas être la sienne, espérant que ce ne serait pas un carnage.
Ce n’en était pas un. Son père était allongé sur le lit de grand-père Tom, mains croisées sur la poitrine. Ses cheveux étaient soigneusement peignés, comme quand il allait en ville. Il tenait la photo de mariage contre lui. L’une des anciennes bouteilles d’oxygène vertes de grand-père était toujours dans un coin ; Alden y avait accroché sa casquette des Red Sox, celle sur laquelle on lisait WORLD SERIES CHAMPS.
Ollie secoua l’épaule de son père. Ça sentait la gnôle et, pendant quelques secondes, l’espoir (toujours entêté, parfois plein de haine) gonfla son cœur. Peut-être était-il seulement ivre.
« Papa ? P’pa ! Réveille-toi ! »
Ollie ne sentit aucun souffle contre sa joue et se rendit compte que les yeux de son père n’étaient pas complètement fermés ; qu’il voyait deux minces croissants blancs entre ses paupières. Et il y avait une autre odeur, celle que sa mère appelait en français eau de pipi*.
Son père s’était peigné, mais, alors qu’il attendait la mort, il s’était pissé dessus, comme feu son épouse. Ollie se demanda si, sachant cela, son père l’aurait tout de même fait.
Il s’éloigna du lit à reculons, lentement. Maintenant qu’il aurait aimé avoir l’impression de faire un mauvais rêve, cette illusion avait disparu. Il faisait une mauvaise réalité, et c’était quelque chose dont on ne se réveillait pas. Son estomac se contracta et une colonne d’un liquide ignoble monta dans sa gorge. Il courut à la salle de bains pour se retrouver nez à nez avec un intrus à l’air furibond. Il faillit hurler, le temps de se reconnaître dans le miroir au-dessus du lavabo.
Il s’agenouilla devant les toilettes, s’agrippant à ce que Rory avait appelé les papi-barres, et vomit. Puis il tira la chasse (grâce au générateur et à un puits profond, il pouvait tirer la chasse), rabaissa le couvercle et s’assit dessus, tremblant de tout son corps. Dans le lavabo, juste à côté, il y avait deux fioles des médicaments que prenait grand-père Tom et une bouteille de Jack Daniel’s. Fioles et bouteille, tout était vide. Ollie s’empara de l’une des fioles de médicament. PERCOCET, disait l’étiquette. Il ne prit pas la peine de regarder l’autre.
« Je suis tout seul, maintenant », dit-il.
Les Denton ou les Morgan ou la rév. Libby prendront soin de toi.
Mais il ne voulait pas qu’on prenne soin de lui — cela lui faisait l’effet de sa mère prenant soin d’une chemise déchirée en la rangeant près de sa machine à coudre. Il avait parfois éprouvé de la haine pour la ferme, mais il l’avait toujours davantage aimée que haïe. La ferme le tenait. La ferme, les vaches, le tas de bois. Cela lui appartenait et il appartenait à cela. Il le savait comme il avait su que Rory quitterait la ferme et ferait de brillantes études suivies d’une brillante carrière ; qu’il partirait loin d’ici, dans quelque ville où il se rendrait au théâtre et visiterait les galeries d’art. Son frère avait été assez intelligent pour se tailler une place au soleil dans le grand monde ; Ollie l’était assez pour ne pas se faire rattraper par ses prêts bancaires et sa carte de crédit, mais guère plus.