— Fiche le camp d’ici avant qu’ils arrivent.
— Dis s’il te plaît, maman. »
Sa gorge resta un instant paralysée, mais elle savait que Thurston allait revenir d’un instant à l’autre et elle fit un effort. « S’il te plaît. »
Il prit la direction de la porte, puis jeta un coup d’œil en passant dans le séjour et s’arrêta. Il avait dû voir les petits sacs de voyage. Elle en était certaine.
Mais il avait autre chose en tête.
« Et rapporte le gyrophare que j’ai vu dans ta voiture. Au cas où t’aurais oublié, t’as été virée. »
19
Elle était au premier lorsque Thurston et les enfants revinrent, trois minutes plus tard. Elle commença par regarder dans la chambre des filles. Les sacs étaient posés sur les lits. Le nounours de Judy dépassait de l’un d’eux.
« Hé, les enfants ! » lança-t-elle gaiement vers le rez-de-chaussée. Toujours gaie*[17], c’était sa devise. « Prenez une BD, j’arrive dans deux minutes. »
Thurston se présenta au bas de l’escalier.
« On devrait vraiment… »
Il vit alors son expression et se tut. Elle lui fit signe.
« M’man ? dit Janelle. On peut prendre un Pepsi, si je le partage avec les autres ? »
Normalement, à une heure aussi matinale, elle aurait refusé, mais elle répondit : « D’accord, mais n’en renversez pas ! »
Thurston monta la moitié de l’escalier. « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Parlez doucement. Un flic est venu. Carter Thibodeau.
— Le grand baraqué avec les épaules de déménageur ?
— Lui-même. Il est venu m’interroger… »
Thurston pâlit et Linda comprit qu’il repassait dans sa tête ce qu’il avait dit pendant qu’il l’avait crue seule.
« Je crois que c’est bon, reprit-elle, mais il faut être tout à fait sûrs qu’il est bien parti. Il est arrivé à pied. Allez vérifier dans la rue et par-dessus la barrière, dans le jardin des Edmund. Je dois me changer.
— Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
— Rien ! siffla-t-elle. Vérifiez bien qu’il est parti, c’est tout, que nous puissions foutre le camp d’ici ! »
20
Piper Libby lâcha la boîte et s’assit, le regard perdu sur la ville, les larmes lui montant aux yeux. Elle repensait à toutes les prières qu’elle avait adressées au Grand Absent, au cœur de la nuit. Elle se disait maintenant que cela n’avait été qu’un stupide canular de potache et que la victime du canular, c’était elle. Il y avait bien quelqu’un de présent, là-haut. Mais voilà, ce n’était pas Dieu.
« Vous les avez vus ? »
Elle sursauta. Norrie Calvert était arrivée sans qu’elle l’entende. Elle paraissait amaigrie. Moins gamine, aussi, et Piper se rendit compte qu’elle allait être très jolie. Elle l’était sans doute déjà aux yeux des garçons avec lesquels elle était toujours fourrée.
« Oui ma chérie, je les ai vus.
— Rusty et Barbie vont bien ? Et les gens qui nous regardent, ce sont juste des enfants ? »
Piper pensa, Il faut peut-être un enfant pour en reconnaître un autre.
« Je n’en suis pas sûre à cent pour cent, ma chérie. Essaie de voir par toi-même. »
Norrie la dévisagea. « Vraiment ? »
Et Piper, ne sachant si c’était ou non une bonne idée, acquiesça : « Oui.
— Si jamais je deviens… bizarre, s’il m’arrive un truc, vous me tirerez ?
— Oui. Mais tu n’es pas obligée de le faire, si tu n’en as pas envie. On joue pas à t’es-pas-cap. »
Pour Norrie, si. Et elle était curieuse. Elle s’agenouilla dans les hautes herbes et prit fermement la boîte à deux mains. Elle réagit immédiatement. Sa tête se renversa si brusquement que Piper entendit ses vertèbres craquer comme des articulations. Elle tendit la main mais la laissa retomber : Norrie se détendait déjà. Son menton alla toucher sa poitrine et ses yeux, qu’elle avait fermés de toutes ses forces au moment du choc, se rouvrirent tout de suite. Elle avait un regard vague et lointain.
« Pourquoi vous faites ça ? demanda-t-elle. Pourquoi ? »
Piper sentit la chair de poule lui hérisser les bras.
« Dites-moi ! » Une larme coula de l’œil de la fillette et tomba sur le dessus de la boîte, où elle grésilla et disparut. « Dites-moi ! »
Le silence se prolongea un moment. Il parut très long. Puis Norrie lâcha la boîte et se laissa aller en arrière, jusqu’à ce que ses fesses touchent ses talons. « Des enfants.
— Tu es certaine ?
— Certaine. Je ne pourrais pas dire combien. Ça n’arrête pas de changer. Ils ont des chapeaux de cuir. Ils ont des bouches affreuses. Ils portent des sortes de lunettes et regardent eux aussi une boîte. Sauf que leur boîte est comme une télé. Ils voient partout. Partout dans la ville.
— Comment le sais-tu ? »
Norrie secoua la tête, impuissante. « Je ne peux pas vous le dire, mais je suis sûre que c’est vrai. Ce sont des enfants avec des bouches affreuses. Je ne veux plus jamais retoucher cette boîte. Je me sens tellement sale… » Elle se mit à pleurer.
Piper la prit dans ses bras. « Quand tu as demandé pourquoi, qu’est-ce qu’ils t’ont répondu ?
— Rien.
— Crois-tu qu’ils t’aient entendue ?
— Oui, ils m’ont entendue. Simplement, ils s’en fichent. »
De derrière elles leur parvint un martèlement régulier, de plus en plus fort. Deux hélicoptères de transport arrivaient, en provenance du nord, paraissant presque frôler la cime des arbres, côté TR-90.
« Ils feraient mieux de faire attention au Dôme, sinon ils vont s’écraser ! » s’écria Norrie.
Mais les hélicoptères ne s’écrasèrent pas. Ils atteignirent la limite de sécurité, à environ trois kilomètres de distance, et commencèrent à descendre.
21
Cox avait informé Barbie de l’existence d’une ancienne route de service qui allait du verger McCoy jusqu’aux limites du TR-90 ; il estimait qu’elle était encore utilisable. Barbie, Rusty, Rommie, Julia et Pete Freeman l’empruntèrent vers sept heures et demie du matin, le vendredi. Barbie avait confiance en Cox, mais nettement moins dans des photos prises d’une altitude de trois cents kilomètres, si bien qu’ils s’étaient entassés dans le van de Rennie volé par Ernie Calvert. Barbie n’aurait aucun état d’âme à perdre ce véhicule-ci, si jamais ils tombaient dans une fondrière. Pete n’avait pas son appareil photo ; le Nikon numérique avait cessé de fonctionner quand il s’était approché de la boîte.
« Que veux-tu, les ET n’aiment pas les paparazzi, frangin », lui avait dit Barbie. Il avait pensé que sa réflexion était relativement drôle, mais quand il s’agissait de son matos, Pete perdait son sens de l’humour.
Le van réformé par AT&T parvint jusqu’à la limite du Dôme, et ses cinq passagers regardaient maintenant les deux mastodontes faire du surplace au-dessus d’un ancien pré envahi d’herbes folles, côté TR-90. La route continuait par là et les rotors des deux Chinook soulevaient de grands nuages de poussière. Ils s’abritèrent les yeux dans un geste instinctif et inutile, car une fois au niveau du Dôme, la poussière se séparait en deux courants.