« Où ça ?
— Black Ridge.
— Et il y avait des radiations, fiston ? »
Mais il connaissait déjà la réponse : sinon, comment l’auraient-ils trouvé ?
« Au dernier relevé on était à deux cents. À la limite de la zone dangereuse. Qu’est-ce qu’on fait ? »
Rusty passa la main dans ses cheveux. Trop de choses arrivaient à la fois. En particulier pour le bobologue d’un patelin de province qui ne s’était jamais considéré comme doué pour prendre des décisions, et encore moins comme un leader.
« Ce soir, rien. La nuit est pratiquement tombée. Nous nous occuperons de ça demain. En attendant, Joe, il faut que tu me fasses une promesse. Ne parle pas de cette affaire. Tu es au courant, Benny et Norrie aussi. Et ta mère. Personne d’autre ne doit l’être.
— D’accord. » Joe paraissait déprimé. « Nous avons beaucoup de choses à vous dire, mais je crois que ça peut attendre demain. (Il inspira profondément.) Ça fiche un peu les boules, non ?
— Oui mon gars, reconnut Rusty. Ça fiche un peu les boules. »
14
Dans son bureau, l’homme qui tenait le destin de Chester’s Mill entre ses mains se goinfrait de grandes tranches de corned-beef étalées sur du pain de seigle quand Junior entra. Juste avant, Big Jim avait fait une sieste réparatrice de quarante-cinq minutes. Il se sentait ragaillardi et prêt une fois de plus pour l’action. Son bureau était jonché de feuilles jaunes, celles des notes qu’il brûlerait plus tard dans l’incinérateur, derrière la maison. On n’est jamais trop prudent.
La pièce était éclairée par des lampes Coleman à l’éclat blanc intense. Dieu savait qu’il avait accès à tout le propane qu’il voulait — assez, en tout cas, pour éclairer la maison et faire tourner les appareils pendant un demi-siècle — mais pour le moment, il valait mieux utiliser les Coleman. Quand les gens passaient, il fallait qu’ils voient leur éclat brillant et sachent que le deuxième conseiller ne jouissait pas de privilèges particuliers. Que le deuxième conseiller était un citoyen comme les autres — juste un peu plus digne de confiance.
Junior traînait la patte et avait les traits tirés. « Il n’a pas avoué », dit-il.
Rennie n’avait jamais espéré que Barbara avoue aussi vite et ignora la remarque. « T’as une tête à faire peur. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Encore une migraine, mais elle commence à partir. »
C’était vrai, même s’il avait eu très mal pendant sa conversation avec Barbie. Les yeux gris-bleu de cet homme voyaient trop de choses ou paraissaient trop en voir.
Je sais ce que tu leur as fait dans cette arrière-cuisine, disaient-ils. Je sais tout.
Il avait dû mobiliser toute sa volonté pour ne pas appuyer sur la détente de son arme et obscurcir à jamais ce maudit regard inquisiteur.
« Et tu boites.
— C’est à cause des mômes qu’on a retrouvés du côté de Chester Pond. J’ai porté l’un d’eux pendant un moment et je crois que je me suis fait un claquage.
— Tu es sûr qu’il n’y a que cela ? Toi et Thibodeau, vous avez un boulot à faire dans… (il consulta sa montre)… environ trois heures et demie, et il n’est pas question de rater votre coup. Tout doit se dérouler comme prévu.
— Et pourquoi pas dès qu’il fera noir ?
— Parce que la sorcière est occupée en ce moment à fabriquer son journal, avec ses deux petits trolls. Freeman et l’autre. Le journaliste sportif qui ridiculise tout le temps les Wildcats.
— Tony Guay.
— Oui, c’est ça. C’est pas que j’aie peur qu’il leur arrive quelque chose, à elle en particulier — la lèvre supérieure de Big Jim se souleva, dans son imitation de sourire canin — mais il ne faut pas qu’il y ait un seul témoin. Pas de témoin oculaire, en tout cas. Ce que les gens entendront… c’est une tout autre affaire.
— Et qu’est-ce que tu veux qu’ils entendent, p’pa ?
— Tu es sûr que tu vas être à la hauteur ? Parce que je peux aussi bien envoyer Frank avec Carter, si tu veux.
— Non ! Je t’ai aidé avec Coggins et je t’ai aidé avec la vieille ce matin — je mérite ce job ! »
Big Jim parut l’évaluer. Puis il hocha la tête. « Très bien. Mais pas question que tu sois pris ou vu.
— Ne t’inquiète pas. Et qu’est-ce que tu veux que… les témoins auditifs entendent ? »
Alors Big Jim le lui dit. Big Jim lui dit tout. Très fort, pensa Junior. Il devait le reconnaître : son cher vieux paternel avait plus d’un tour dans son sac.
15
Lorsque Junior monta au premier pour « se reposer la jambe », Big Jim termina son sandwich, essuya la graisse étalée sur son menton puis appela Stewart Bowie sur son portable. Il commença par la question universellement posée dans ce cas-là : « Où es-tu ? »
Stewart lui répondit qu’ils étaient en route pour le salon funéraire où ils avaient l’intention de boire un coup. Connaissant l’opinion de Big Jim sur les boissons alcoolisées, il avait dit cela avec la note de défi typique de l’employé : j’ai fait mon boulot, laissez-moi m’amuser.
« C’est très bien, mais un seul, d’accord ? La nuit n’est pas terminée pour toi. Ni pour Fern ni Roger. »
Stewart protesta énergiquement.
Big Jim le laissa faire, puis reprit la parole : « Je veux que vous soyez tous les trois à l’école à neuf heures et demie. Vous y trouverez de nouveaux officiers — y compris les fils de Roger. » Il fut pris d’une inspiration : « Tiens, je vais vous faire nommer sergents dans les forces de sécurité locales de Chester’s Mill. »
Stewart rappela à Big Jim que lui et Fern avaient quatre nouveaux cadavres sur les bras.
« Ils peuvent attendre, lui fit remarquer Big Jim. Ils sont morts. Nous sommes devant une situation d’urgence, au cas où tu l’aurais oublié. Tant qu’elle durera, nous devrons tous mettre le paquet. Faire notre part. Soutenir l’équipe. Neuf heures et demie à l’école. Mais il y aura quelque chose à faire avant. Ça prendra pas longtemps. Passe-moi Fern. »
Stewart voulut savoir pourquoi Big Jim voulait parler à son frangin, qu’il considérait — non sans quelque raison — comme un crétin.
« C’est pas tes oignons. Passe-le-moi. »
Fern dit bonjour. Big Jim ne s’en donna pas la peine.
« T’étais bien avec les volontaires, si ma mémoire est exacte ? Jusqu’à la suppression de l’unité ? »
Fern répondit qu’il avait effectivement fait partie des renforts non officiels des pompiers de Chester’s Mill, sans cependant préciser qu’il était parti un an avant la dissolution de l’unité (le conseiller ayant refusé que lui soit versée la moindre allocation dans le budget 2008 de la ville). Il n’ajouta pas non plus qu’il trouvait que les activités de collecte de fonds, les week-ends, prenaient un temps qu’il préférait consacrer à s’imbiber.
« Tu vas aller au poste de police récupérer les clefs du baraquement des pompiers, dit Big Jim. Tu vérifieras que les pompes indiennes que Burpee a utilisées hier sont bien dedans. On m’a dit que c’était là que lui et la mère Perkins les avaient rangées, et y’a intérêt à ce que ce soit vrai. »
Fern répondit qu’il lui semblait bien que les pompes indiennes étaient venues directement du Burpee’s, et que Rommie en était donc plus ou moins propriétaire. Les volontaires en avaient eu quelques-unes, mais ils les avaient vendues sur eBay au moment de la dissolution de l’unité.
« Elles lui ont peut-être appartenu avant, mais plus maintenant. Pour la durée de la crise, elles sont la propriété de la ville. Il en ira de même avec tout ce dont nous aurons besoin. C’est pour le bien général. Et si Romeo Burpee s’imagine qu’il va remettre les volontaires sur pied, il se fourre le doigt dans l’œil. »