Derrière la foule qui grossit constamment, sur les deux bas-côtés de la Route 119, la police — soit une douzaine d’officiers, pour l’essentiel des nouveaux, sous les ordres d’Henry Morrison — a garé ses véhicules, gyrophares en action. Deux voitures de patrouille sont arrivées avec un peu de retard, Henry leur ayant donné l’ordre d’aller remplir tous les contenants qu’ils trouveraient au robinet du bâtiment des pompiers — non seulement le générateur fonctionne, a-t-il constaté, mais celui-ci pourra sans doute tenir encore deux semaines. L’eau servira prioritairement aux personnes qui s’évanouiront au soleil. Henry espère qu’il n’y en aura pas trop, mais il est certain qu’il y en aura, et il maudit Rennie pour ce manque de préparation. Il sait que c’est parce que Rennie s’en fiche complètement mais, dans l’esprit d’Henry, sa négligence n’en est que plus coupable.
Il a comme coéquipière Pamela Chen, la seule des nouveaux « adjoints spéciaux » en qui il a entièrement confiance et, quand il voit la taille de la foule, il lui demande d’appeler l’hôpital. Il veut que l’ambulance vienne sur place, par précaution. Pamela est de retour cinq minutes plus tard avec une information qui paraît à Henry à la fois incroyable et totalement logique. C’est l’une des patientes qui a répondu au téléphone, lui raconte son adjointe, une jeune femme venue tôt ce matin avec un poignet cassé. Elle lui a dit que tout le personnel médical était parti, et l’ambulance aussi.
« Eh bien, c’est absolument génial, dit Henry. J’espère que tes aptitudes de secouriste sont au top, Pammie, tu risques d’en avoir besoin.
— Je sais faire un massage cardiaque.
— Bien. » Il lui montre Joe Boxer, le dentiste fou de gaufres. Boxer a mis un brassard bleu et joue les importants en essayant de répartir les gens des deux côtés de la route, mais personne ne fait attention à lui. « Et si quelqu’un a une rage de dents, ce trouduc qui se prend pour un autre aura qu’à s’en occuper.
— S’ils ont de quoi payer en liquide », ironise Pamela.
Elle a fait l’expérience du cabinet de Boxer, lorsque ses dents de sagesse ont poussé. Il a vaguement parlé d’un « échange de bons procédés » en lorgnant sa poitrine d’une manière qu’elle préfère oublier.
« Une casquette des Red Sox doit traîner dans le fond de ma voiture, dit Henry. Tu veux bien lui apporter ? » Il désigne à Pamela la femme qu’Ollie a déjà remarquée, celle qui porte un bébé tête nue dans le dos. « Mets-la sur la tête du gosse et engueule la mère de ne pas y avoir pensé.
— Je veux bien apporter la casquette mais je ne lui dirai rien de ce genre, répond calmement Pamela. C’est Mary Lou Costas. Elle a dix-sept ans, elle est mariée depuis un an à un routier qui a deux fois son âge et elle espère sans doute qu’il va venir la voir. »
Henry soupire : « C’est quand même une gourde, mais à dix-sept ans, c’est le cas d’à peu près tout le monde, j’en ai peur. »
Et ils arrivent toujours. Un homme, qui semble ne pas avoir d’eau avec lui, trimballe par contre une grosse stéréo portable, branchée à fond sur WCIK. Deux de ses copains déroulent une bannière sur laquelle ils ont maladroitement écrit : SO.V.NOUS !
« J’ai peur que les choses tournent mal », dit Henry. Il a raison, bien sûr, mais il n’a pas idée à quel point.
Continuant toujours à grossir, la foule attend sous le soleil. Ceux qui ont des problèmes de vessie vont pisser au milieu des broussailles, à l’ouest de la route. La plupart sont égratignés avant d’avoir pu se soulager. Une femme en nette surcharge pondérale (Mabel Alston, qui souffre aussi de ce qu’elle appelle du dia-bête) se foule la cheville et reste par terre, gueulant jusqu’à ce que deux hommes viennent la remettre debout sur son bon pied. Lennie Meechum, le receveur de la poste de la ville (ou qui l’était encore une semaine auparavant, lorsque la livraison du courrier a été suspendue sine die) lui trouve une canne. Puis il vient dire à Henry qu’il faut ramener Mabel en ville. Henry répond qu’il ne peut pas se passer d’une seule voiture. Elle n’a qu’à attendre à l’ombre.
Lennie montre les deux côtés de la route. « Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, c’est un pâturage d’un côté et des broussailles de l’autre. Il n’y a pas vraiment d’ombre. »
Henry lui désigne la laiterie de la ferme Dinsmore. « C’est pas l’ombre qui manque là-bas.
— Mais c’est au moins à quatre cents mètres ! » s’indigne Lenny.
La ferme est tout au plus à deux cents mètres, mais Henry ne discute pas. « Installez-la sur le siège avant de ma voiture.
— Elle va crever de chaud au soleil, objecte Lenny. Va falloir brancher la clim. »
Oui, Henry sait qu’elle va avoir besoin de l’air conditionné, ce qui signifie faire tourner le moteur, ce qui signifie brûler de l’essence. On n’en manque pas, pour le moment (en supposant que les pompes marchent encore au Gas & Grocery), mais sans doute est-ce une question dont ils devront finir par se préoccuper.
« La clef est sur le contact. Réglez la clim au minimum, vous m’entendez ? »
Lenny répond que oui et retourne auprès de Mabel, mais Mabel n’est pas prête à bouger, bien que la sueur coule sur ses joues empourprées. « J’ai pas encore pu faire ! s’indigne-t-elle. Faut que je fasse ! »
Leo Lamoine, l’un des nouveaux adjoints, s’approche d’Henry d’un pas tranquille. Henry se passerait volontiers de sa compagnie ; Leo a les capacités intellectuelles d’un navet. « Comment elle s’est retrouvée là-bas, sport ? » demande-t-il. Leo Lamoine est le genre de type qui appelle tout le monde « sport ».
« Je ne sais pas », répond Henry d’un ton fatigué. Il commence à avoir mal à la tête. « Enrôle trois ou quatre femmes pour l’amener derrière ma voiture de patrouille, qu’elles la tiennent pendant qu’elle pisse.
— Lesquelles, sport ?
— Le genre grandes et costauds », répond Henry qui s’éloigne brusquement avant que la soudaine envie qui lui vient de flanquer un coup de poing en pleine figure à Leo Lamoine ne devienne trop forte.
« C’est quoi, cette police ? » demande une femme qui, avec quatre autres, escorte Mabel jusqu’à l’arrière de la voiture de patrouille numéro 3, où Mabel pourra faire pipi en s’agrippant au pare-chocs, les autres se tenant devant elle pour protéger sa pudeur.
Grâce à Rennie et à Randolph, vos chefs sans peur et sans reproche, une police de merde, aurait aimé répondre Henry. Il n’en fait rien, sachant que sa grande gueule lui a déjà valu des ennuis la veille, lorsqu’il a demandé qu’on laisse parler Andrea Grinnell. Si bien qu’il répond : « Cette police est la seule que vous ayez. »
Pour être honnête, la plupart des gens, comme la garde féminine d’honneur qui entoure Mabel, ne demandent qu’à s’entraider. Ceux qui ont pensé à apporter de l’eau la partagent avec ceux qui n’en ont pas, et presque tous l’économisent. Il y a cependant toujours des imbéciles dans une foule, et ceux-là la gaspillent étourdiment. Certains consomment des biscuits et des crackers qui ne tarderont pas à les assoiffer. Le bébé de Mary Lou Costa commence à pleurer d’irritation, sous sa casquette des Red Sox, laquelle est trop grande pour lui. Mary Lou a apporté une bouteille d’eau et elle en tamponne les joues et le cou enflammés de sa petite fille. La bouteille ne va pas tarder à être vide.