Ils ne sont cependant pas les seuls à être affectés par la vue de huit cents personnes alignées devant une barrière invisible, certaines se tenant les mains posées contre ce qui ne paraît être que de l’air. Wolf Blitzer reprend la parole : « Jamais je n’ai vu autant de nostalgie sur des visages humains. Je… » sa voix s’étrangle. « Je crois qu’il vaut mieux se taire. Les images parlent d’elles-mêmes. »
Ce qu’il fait, et c’est une bonne chose. La scène n’a besoin d’aucun commentaire.
À sa conférence de presse, Cox a dit : Les visiteurs débarqueront et continueront à pied… les visiteurs devront rester à deux mètres du Dôme, ce que nous considérons comme une distance de sécurité suffisante. Mais ce n’est pas du tout ainsi que les choses se passent, bien entendu. Dès que les portes des cars sont ouvertes, c’est un torrent qui se précipite, les gens criant les noms de leurs proches et des personnes aimées. Certains tombent et se font piétiner (il y aura un mort et quatorze blessés, dont une demi-douzaine sérieusement, au cours de la ruée). Les soldats qui tentent de faire respecter la zone de sécurité sont tout de suite débordés. La bande jaune PASSAGE INTERDIT est balayée et disparaît dans la poussière soulevée par les pieds. Le flux des nouveaux arrivants se partage en deux à hauteur du Dôme ; ils sont pour la plupart en pleurs, et tous appellent, qui sa femme, qui son mari, qui ses grands-parents, qui son fils ou sa fille, qui sa fiancée. Quatre personnes ont menti ou oublié de mentionner qu’elles portaient des appareillages électroniques. Trois meurent sur-le-champ ; la quatrième, qui n’a pas vu son sonotone sur la liste des prothèses interdites, restera une semaine dans le coma avant d’expirer à cause d’hémorragies cérébrales multiples.
Peu à peu, les gens séparés finissent par se trouver et les caméras de télé enregistrent tout. Elles voient les prisonniers du Dôme et les visiteurs presser leurs mains, séparées par la barrière invisible les unes contre les autres ; elles les voient essayer de s’embrasser ; elles scrutent des hommes et des femmes qui se regardent les yeux dans les yeux, en larmes ; elles ne manquent pas de cadrer ceux qui s’évanouissent, aussi bien côté Dôme qu’à l’extérieur, ni ceux qui tombent à genoux et prient face à face, mains jointes levées ; elles ne perdent rien de l’homme qui, à l’extérieur, commence à taper du poing contre la chose qui l’empêche de rejoindre sa femme enceinte et cogne jusqu’à s’arracher la peau tandis que des gouttelettes de sang se mettent à voler ; elles zooment sur la main d’une femme âgée dont les doigts blanchissent en s’écrasant sur la surface invisible quand elle tente de caresser le front de sa petite-fille qui sanglote.
L’hélicoptère de la presse décolle et, en vol stationnaire, envoie des images du double serpent humain qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres. Côté Motton, les feuilles flamboient dans leur parure d’automne ; côté Chester’s Mill, elles pendent mollement. Derrière les habitants — sur la route, dans les champs ou pris dans les buissons — gisent des douzaines de panneaux abandonnés. À ce moment-là de la réunion (ou de la presque-réunion) on a oublié la politique et les protestations.
Candy Crowley s’exclame : « Wolf, voilà sans aucun doute l’évènement le plus triste et le plus étrange auquel il m’a été donné d’assister depuis que je suis journaliste ! »
Les êtres humains, toutefois, ont une capacité d’adaptation infinie et, peu à peu, l’excitation et la bizarrerie de la situation commencent à s’estomper. La réunion devient une vraie visite entre parents. Ceux qui, d’un côté comme de l’autre, n’ont pas pu le supporter, ont été éloignés. Côté Chester’s Mill, la Croix-Rouge n’est pas là pour les soutenir. La police les dispose dans le peu d’ombre dispensé par ses véhicules en attendant Pamela Chen et le bus scolaire.
Au poste de police, le groupe chargé de la descente sur WCIK regarde la scène avec la même fascination silencieuse que tout le monde. Randolph les laisse faire ; il reste encore un peu de temps. Il vérifie les noms, sur la liste de sa planchette, puis fait signe à Freddy Denton de le rejoindre sur les marches. Il s’était attendu à du ressentiment de la part de Freddy lorsqu’il avait pris la tête de la police (depuis toujours, Peter Randolph jugeait les autres à l’aune de ce qu’il aurait fait lui-même), mais Freddy n’en éprouve pas. Il s’agit d’une affaire bien plus sérieuse que de virer un vieil ivrogne tapageur d’un magasin, et Freddy est ravi de ne pas en avoir la responsabilité. Il n’aurait pas détesté pouvoir s’en glorifier, en cas de réussite, mais en cas d’échec ? Randolph n’a pas autant d’états d’âme. Un faiseur d’histoires au chômage et un pharmacien timide incapable de dire merde, même quand il marche dedans ? Comment cela pourrait-il mal tourner ?
C’est alors que Freddy découvre, sur les marches que Piper Libby a dégringolées il n’y a pas si longtemps, qu’il ne va pas pouvoir éviter de prendre une partie des responsabilités, dans cette affaire. Randolph lui tend une feuille de papier. Sept noms y figurent. Dont celui de Freddy. À côté de ceux de Mel Searles, George Frederick, Marty Arsenault, Aubrey Towle, Stubby Norman et Lauren Conree.
« Tu conduiras ce groupe en passant par la route de derrière, lui dit Randolph. Tu vois celle que je veux dire ?
— Ouais, elle part de Little Bitch un peu plus loin. C’est le père de Sam le Poivrot qui l’a ouv…
— Qui l’a ouverte, je m’en fous, le coupe Randolph. Rends-toi jusqu’au bout de ce chemin. À midi, toi et tes hommes vous franchirez la ceinture de végétation pour aborder la station de radio par l’arrière. J’ai dit à midi, Freddy. Pas une minute avant, pas une minute après.
— Je croyais que nous devions tous passer par là.
— Les plans ont changé.
— Big Jim est au courant ?
— Big Jim est conseiller municipal, Freddy. Je suis le chef de la police. Je suis aussi ton supérieur. Alors sois gentil, ferme-la et écoute-moi.
— Désolé », réplique Freddy en portant la main en cornet à son oreille d’une manière à tout le moins provocatrice.
« Je serai garé sur la route qui passe devant la station. J’aurai Stewart et Fern avec moi. Et Roger Killian. Si Bushey et Sanders sont assez dingues pour ouvrir le feu sur vous — si nous entendons tirer derrière la station, en d’autres termes, nous fonçons pour les prendre à revers. Tu piges ?
— Ouais. »
Voilà qui paraît un excellent plan à Freddy.
« Bon. Synchronisons nos montres.
— Euh… quoi ? »
Randolph soupire : « Elles doivent afficher la même heure, si on veut qu’elles indiquent midi exactement au même moment. »
Freddy paraît toujours intrigué, mais se plie à cette exigence.
Depuis l’intérieur du poste, une voix — sans doute celle de Stubby — s’écrie : « Houlà ! Encore un qui mord la poussière ! Une vraie pile de bûches, derrière les bagnoles ! » Remarque accueillie par des rires et des applaudissements. Ils sont remontés, tout excités à l’idée d’une mission avec « autorisation d’ouvrir le feu », comme le répète Melvin Searles.
« Départ à onze heures quinze, reprend Randolph. Ce qui nous donne presque trois quarts d’heure pour regarder ce cirque à la télé.
— J’attrape le pop-corn ? demande Freddy. Il en reste des tonnes dans le placard, au-dessus du micro-ondes.