Henrietta Clavard sent une main froide prendre la sienne. Elle se tourne et voit Petra Searles. Les mèches de Petra se sont détachées des barrettes qui les retenaient et pendent sur ses joues.
« Il te reste encore de ton jus-bilatoire ? » demande Petra, réussissant à lui adresser un effrayant sourire style faisons-la-bringue.
— Désolée, y’en a plus, répond Henrietta.
— Ah… au fond ça fait rien, peut-être.
— Reste avec moi, ma mignonne. Reste juste avec moi. On va s’en sortir. »
Mais lorsque Petra regarde la vieille femme dans les yeux, elle n’y voit ni sincérité ni espoir. La fête est presque terminée.
Et maintenant, regardez. Regardez et voyez. Huit cents personnes sont entassées contre le Dôme, tête levée, les yeux écarquillés, regardant leur fin inévitable fondre sur eux.
Il y a là Johnny et Carrie Carver, et Bruce Yardley, qui travaillait au Food City. Il y a Tabby Morrell, lequel possède une scierie qui ne va pas tarder à être réduite à des tourbillons de cendres, et sa femme, Bonnie ; Toby Manning, employé au grand magasin Burpee’s ; Trina Cole et Donnie Baribeau ; Wendy Goldstone, l’institutrice, et son amie et collègue Ellen Vanedestine ; Bill Allnut, l’homme qui n’a pas voulu aller chercher le bus, et sa femme, Sarah, qui interpelle Jésus à pleins poumons pour qu’il la sauve tandis qu’elle voit s’approcher l’incendie. Il y a là Todd Wendlestat et Manuel Ortega, hagards, deux visages tournés vers l’ouest, là où le monde disparaît dans la fumée ; Tommy et Willow Anderson, qui ne feront plus jamais venir de groupes de musique pop de Boston dans leur établissement. Voyez-les tous, toute une ville adossée à un mur invisible.
Derrière eux les visiteurs reculent, puis battent en retraite — et c’est la débandade générale. Ils délaissent les bus et foncent sur la route de Motton. Quelques soldats tiennent ferme, mais la plupart abandonnent leur arme et se joignent à la cohue, ne regardant pas davantage derrière eux que Loth ne l’a fait en quittant Sodome.
Cox, lui, ne s’enfuit pas. Le colonel s’approche du Dôme et interpelle Morrison : « Vous, là, l’officier responsable ! »
Henry Morrison se tourne, s’avance jusqu’à la position de Cox et s’appuie des deux mains sur la surface dure et mystique qu’il ne peut voir. Il est devenu difficile de respirer ; le vent mauvais soulevé par la tempête de feu se brise sur le Dôme, tourbillonne et repart vers la bête affamée qui se rapproche : un loup noir aux yeux de braises. Ici, sur la ligne de démarcation qui sépare Chester’s Mill de Motton, se trouve le troupeau de moutons dont il va se nourrir.
« Aidez-nous », dit Henry.
Cox regarde la tempête de feu et estime qu’elle atteindra le Dôme d’ici un quart d’heure, pas davantage. Ce n’est plus une explosion, mais ce n’est pas un simple incendie ; dans cet environnement clos et déjà pollué, c’est un cataclysme.
« Monsieur, ça m’est impossible », répond Cox.
Avant qu’Henry ait le temps de répondre, Joe Boxer l’empoigne par le bras. Il émet des sons incohérents. Il tient toujours à la main son stupide pétard merdique et, après un dernier regard vers l’enfer qui se précipite vers eux, porte l’arme à sa tempe comme s’il jouait à la roulette russe. Henry tente de l’attraper, mais c’est trop tard. Boxer a appuyé sur la détente. Il ne meurt pas tout de suite, même si du sang jaillit du côté de sa tête. Il recule, vacille, agite son stupide petit pistolet comme un mouchoir et hurle. Puis il tombe à genoux, tend les mains une fois vers le ciel assombri, comme devant quelque révélation divine, et s’effondre enfin tête la première sur la ligne blanche brisée qui matérialise le milieu de la route.
Henry tourne un visage frappé de stupeur vers le colonel Cox, lequel est à la fois à un mètre de lui et à un million de kilomètres. « Je suis désolé, mon ami, absolument désolé ! » dit Cox.
Pamela Chen se relève maladroitement. « Le bus ! » hurle-t-elle à Henry pour couvrir le rugissement de plus en plus fort. « Faut prendre le bus et foncer directement dedans ! C’est notre seule chance ! »
Henry n’ignore pas qu’ils n’ont pas la moindre chance, mais il hoche affirmativement la tête, adresse un dernier regard à Cox (et Cox n’oubliera jamais l’expression désespérée et effrayante de ce regard), prend la main de Pammie Chen et la suit jusqu’au bus 19, tandis que les ténèbres enfumées se précipitent vers eux.
Le feu atteint le centre-ville et se propage instantanément le long de Main Street comme dans un tuyau de gaz. Le Peace Bridge est vaporisé. Big Jim et Carter rentrent la tête dans les épaules, au fond de l’abri antiatomique, lorsque l’hôtel de ville implose au-dessus d’eux. Les murs du poste de police s’effondrent vers l’intérieur, puis les débris sont recrachés vers le ciel. La statue de Lucien Calvert est arrachée de son socle, sur la place du Monument aux morts. Lucien s’élance dans les ténèbres de feu, son fusil toujours courageusement brandi. Sur la pelouse de la bibliothèque, l’épouvantail de Halloween au haut-de-forme rigolo et aux mains en petites pelles de jardinage s’élève dans un rideau de feu. Un grand bruit de souffle — on croirait l’aspirateur du bon Dieu — se fait entendre, tandis que l’incendie affamé d’oxygène aspire tout l’air pour remplir son unique et méphitique poumon. Les bâtiments qui s’alignent le long de Main Street explosent l’un après l’autre, dispersant leurs planches, leurs bardeaux et tout ce qu’ils contiennent comme des confettis pendant la parade du nouvel an : le cinéma abandonné, la pharmacie de Sanders, le grand magasin de Burpee, le Gas & Grocery, la librairie, la Maison des fleurs, le salon de coiffure. Au salon funéraire, les dernières additions à la liste des morts commencent à rôtir dans leurs casiers métalliques comme des poulets dans un four. Le feu achève sa course triomphante le long de Main Street en submergeant le Food City, puis il la poursuit vers le Dipper’s, où ceux qui se trouvent encore dans le parking s’agrippent les uns aux autres et hurlent. Leur dernière vision sur terre sera celle d’un mur de feu de cent mètres de haut se précipitant avidement vers eux, tel Albion vers sa bien-aimée. Les flammes attaquent à présent les artères principales ; la couche de macadam, en fusion, devient une soupe bouillonnante. Il gagne en même temps Eastchester, se repaissant des maisons de yuppies et des quelques yuppies planqués dedans. Michela Burpee courra jusqu’à sa cave, mais il est déjà trop tard. La cuisine explose autour d’elle et la dernière chose qu’elle verra sur terre sera son réfrigérateur Amana en train de fondre.
Les soldats de garde à la hauteur de la ligne de démarcation Chester’s Mill-Tarker’s Mill — l’endroit le plus proche de la catastrophe — déguerpissent lorsque les flammes viennent battre, impuissantes, contre le Dôme, le maculant de noir. Les hommes sentent cependant la chaleur : elle s’élève de vingt degrés en quelques secondes et fait griller les feuilles des arbres les plus proches. L’un des soldats déclarera plus tard : « On avait l’impression de se trouver devant une boule de verre dans laquelle se produisait une explosion nucléaire. »
Les malheureux qui se font tout petits à l’intérieur du Dôme commencent à être bombardés par des oiseaux morts ou mortellement blessés ; des moineaux, des rouges-gorges, des grues, des corbeaux, des mouettes et même des oies s’écrasent contre ce Dôme qu’ils ont pourtant si vite appris à éviter. Depuis l’autre bout du champ de Dinsmore arrivent alors, dans une galopade frénétique, les chiens et les chats fuyant la ville. Ils ont été rejoints par des putois, des petits tamias, des porcs-épics. Des cerfs bondissent au milieu de cette troupe disparate qui compte également quelques orignaux à la course pataude et, bien entendu, les vaches de Dinsmore, les yeux fous, meuglant de détresse. Quand ils atteignent le Dôme, les animaux s’écrasent dessus. Les plus chanceux meurent sur le coup. Les malchanceux se retrouvent gisant sur une pelote à épingles d’os brisés, aboyant, miaulant et couinant à qui mieux mieux.