L’éclairage intérieur du bus est branché, jetant une lueur blême de restaurant nocturne à la Edward Hopper sur les visages terrifiés et dégoulinant de sueur des passagers ; mais le monde, à l’extérieur, est d’un noir de poix. Des tourbillons de cendre voltigent dans les rayons radicalement réduits des phares. Henry conduit de mémoire, se demandant quand les pneus vont exploser sous eux. Il rit toujours, bien qu’il ne puisse s’entendre dans le hurlement suraigu de chat ébouillanté produit par le moteur du 19. Il est toujours sur la route ; c’est au moins ça. Dans combien de temps auront-ils franchi le mur de feu ? Est-il seulement possible qu’ils le franchissent ? Il commence à se dire que oui. Seigneur, de quelle épaisseur peut-il être ?
« On va y arriver ! hurle Pamela, on va y arriver ! »
Peut-être bien, pense Henry. J’y arriverai peut-être. Mais, Seigneur, cette chaleur ! Il tend la main vers le bouton de la clim avec l’intention de le tourner sur MAX, et c’est à cet instant que les vitres implosent et que le feu envahit le bus. Henry pense : Oh, non ! Non ! Alors qu’on y était presque !
Mais lorsque le bus calciné surgit de la fumée, il ne voit rien devant lui, sinon un paysage de désolation où domine le noir. Les arbres ne sont plus que des chicots rougeoyants et la chaussée est devenue un fossé où crèvent des bulles de goudron. C’est alors qu’une masse de feu, arrivant par-derrière, retombe sur eux, et Henry Morrison n’a plus conscience de rien. Le 19 dérape sur ce qui reste de la route et se retourne, des flammes jaillissant de toutes les fenêtres brisées. À l’arrière, on peut encore lire quelques instants, avant qu’il ne devienne tout noir, le message habituel : RALENTISSEZ ! NOUS AIMONS NOS ENFANTS !
Ollie Dinsmore court jusqu’à la grange. Le masque de papi Tom autour du cou et portant deux bouteilles d’oxygène (il a repéré la seconde dans le garage, au passage), faisant appel à des forces qu’il ne se connaissait pas, il fonce vers l’escalier qui doit le conduire dans la cave aux pommes de terre. Un bruit rauque lui parvient : le toit prend feu. Côté ouest de la grange, les citrouilles commencent aussi à brûler, dégageant une odeur riche, douceâtre, écœurante — Thanksgiving en enfer.
L’incendie se dirige vers le côté sud du Dôme et court sur les dernières centaines de mètres ; une explosion signale la disparition des étables de la ferme Dinsmore. Henrietta Clavard regarde le feu qui se rapproche et pense : Eh bien, je suis vieille. J’ai vécu ma vie. Cette pauvre fille ne peut même pas en dire autant.
« Tourne-toi, ma chérie, dit-elle à Petra, et cache-toi la figure contre moi. »
Petra Searles lève un visage strié de larmes vers Henrietta. « Ça va faire mal ?
— Seulement une seconde, ma chérie. Ferme les yeux. Quand tu les rouvriras, tu seras en train de te baigner les pieds dans une eau bien fraîche. »
Petra profère ses dernières paroles. « C’est tentant. »
Elle ferme les yeux. Henrietta aussi. Le feu les prend. Et en une seconde, elles n’existent plus.
Cox est resté tout près, de l’autre côté du Dôme, et les caméras de télévision continuent à tourner à bonne distance, depuis l’emplacement du marché aux puces. En Amérique, fasciné, en état de choc, tout le monde regarde. Les commentateurs ont été réduits au silence et la seule bande-son est celle de l’incendie, qui a plein de choses à raconter.
Encore un instant, Cox arrive à distinguer le long serpent humain collé au Dôme, même si ceux qui le composent sont réduits à des silhouettes se détachant sur le feu. La plupart d’entre eux — comme les expatriés de Black Ridge qui ont enfin pris la direction de la ferme — se tiennent par la main. Puis les flammes viennent lécher le Dôme et ils disparaissent. Comme pour compenser leur anéantissement, le Dôme lui-même devient visible : un grand mur calciné fuyant vers le ciel. Il retient l’essentiel de la chaleur, mais il en laisse suffisamment passer pour que le colonel fasse demi-tour et s’élance au pas de course, tout en arrachant les lambeaux de sa chemise en feu.
L’incendie s’est propagé le long de la diagonale qu’avait prévue Barbie, traversant Chester’s Mill selon une ligne nord-ouest-sud-ouest. Quand il s’éteindra, il le fera avec une étonnante rapidité. Il a brûlé de l’oxygène et laisse derrière lui du méthane, du formaldéhyde, de l’acide hydrochlorique, du gaz carbonique, du monoxyde de carbone et des gaz à l’état de traces tout aussi nocifs. Également, des nuages de particules solides : maisons, arbres — et bien entendu aussi être humains — vaporisés.
Du poison.
22
Ce furent vingt-huit exilés et deux chiens qui partirent en convoi jusqu’au point où le Dôme touchait le TR-90, territoire connu des anciens comme le Canton. Ils s’étaient entassés dans trois vans, deux voitures et l’ambulance. Le temps d’arriver, la journée s’était assombrie et ils avaient de plus en plus de mal à respirer.
Barbie enfonça le frein, sur la Prius de Julia, et courut jusqu’au Dôme ; de l’autre côté, un lieutenant-colonel, la mine inquiète, et une douzaine de soldats s’avancèrent à sa rencontre. La distance était courte, mais le temps pour Barbie d’atteindre la bande rouge peinte à la bombe sur le Dôme, il était hors d’haleine. Le bon air disparaissait comme de l’eau dans un évier.
« Les ventilateurs ! dit-il en haletant à l’officier. Branchez les ventilateurs ! »
Claire et Joe McClatchey descendirent du van de Burpee vacillant sur place, cherchant leur respiration. Le van d’AT&T arriva ensuite. Ernie Calvert en sortit, fit deux pas et tomba à genoux. Norrie et sa mère essayèrent de l’aider à se relever. Toutes les deux pleuraient.
« Qu’est-ce qui s’est passé, colonel Barbie ? » lui demanda le lieutenant-colonel. D’après l’étiquette cousue à son treillis, il s’appelait STRINGFELLOW. « Au rapport.
— Faites chier avec votre rapport ! » lui cria Rommie. Il tenait dans ses bras un enfant à demi inconscient — Aidan Appleton. Thurston Marshall titubait derrière lui, un bras passé par dessus les épaules d’Alice ; le débardeur à paillettes de la fillette lui collait à la peau et portait des traces de vomi sur le devant. « Faites chier avec votre rapport, branchez ces putains de ventilos, c’est tout ! »
Stringfellow donna l’ordre et les réfugiés s’agenouillèrent, mains appuyées au Dôme, aspirant goulûment la brise d’air propre à peine perceptible que les énormes ventilateurs arrivaient à pousser à travers la barrière.
Derrière eux, l’incendie faisait encore rage.
SURVIVANTS
1
Seuls trois cent quatre-vingt-dix-sept des plus de deux mille habitants de Chester’s Mill ont survécu à l’incendie, pour la plupart dans le secteur nord-est de la ville. À la tombée de la nuit, au moment où l’obscurité sera devenue totale à l’intérieur du Dôme, on n’en comptera plus que cent six.
Et lorsque le soleil se lèvera le samedi matin, brillant faiblement à travers la seule partie du Dôme qui ne soit pas couverte de suie, la population de Chester’s Mill sera réduite à trente-deux habitants.
2
Ollie fit claquer la porte de la cave derrière lui avant de foncer dans l’escalier. Il appuya aussi au passage sur l’interrupteur, sans savoir si la lumière fonctionnerait ou non. Elle marchait. Tout en dégringolant les marches de la cave (à la température encore fraîche, mais pas pour longtemps ; il sentait déjà la chaleur le pousser dans le dos), Ollie se rappela le jour, quatre ans auparavant, où les types d’Ives Electric, entreprise de Castle Rock, étaient venus installer le nouveau générateur Honda dans la grange.