L’image changea et on vit un Charlie Gibson à la mine soucieuse, installé bien au chaud dans son studio de New York (il a de la chance, le salaud, pensa Carter). « Des informations sur ce qui a pu provoquer cet incendie ? »
Retour à Jack Tapper… et aux survivants, dans leur petite capsule d’air respirable. « Non, rien de neuf, Charlie. Il y a eu une forte explosion, on est sûr au moins de cela, mais les militaires sont restés bouche cousue et nous n’avons rien de Chester’s Mill. Certaines des personnes que vous voyez à l’écran ont des téléphones portables, mais si elles communiquent avec l’extérieur, c’est seulement avec le colonel James Cox, qui est arrivé ici il y a environ quarante-cinq minutes et s’est aussitôt entretenu avec les survivants. Pendant que les caméras retransmettent cette scène dramatique, d’une distance, il faut le reconnaître, un peu trop grande à notre goût, permettez-moi de donner aux téléspectateurs américains et partout dans le monde, émus par ce qui se passe, les noms des personnes du Dôme qui ont été identifiées avec certitude. Il me semble que vous avez la photo de certaines d’entre elles et vous pourrez les passer à l’écran pendant que je les énumérerai. Je crois que ma liste est alphabétique, vous ne m’en voudrez pas dans le cas contraire.
— Bien sûr que non, Jake. Et c’est exact, nous avons des photos. N’allez pas trop vite, c’est tout.
— Colonel Dale Barbara, ex-lieutenant Barbara, armée des États-Unis. » Une photo de Barbie en tenue de camouflage apparut à l’écran. Il avait un bras passé autour des épaules d’un garçon irakien souriant. « Ancien combattant décoré, et plus récemment aide-cuisinier dans le restaurant de Chester’s Mill. Angelina Buffalino… avons-nous une photo d’elle ?… Non ?… D’accord. Romeo Burpee, propriétaire du grand magasin local. » Il y eut une photo de Rommie. Il se tenait avec sa femme devant un barbecue, dans le jardin d’une maison, et portait un T-shirt sur lequel on lisait EMBRASSEZ-MOI, JE SUIS FRANÇAIS. « Ernest Calvert, sa fille Joan et la fille de Joan, Eleanor Calvert. » La photo, cette fois, semblait avoir été prise lors d’une réunion de famille ; il y avait des Calvert partout. Norrie, renfrognée mais ravissante, tenait son skate sous le bras. « Alva Drake… et son fils, Benjamin Drake. »
« Coupe-moi ça, grogna Big Jim.
— Au moins, ils sont à l’air libre, observa Carter d’un ton lugubre. Pas coincés au fond d’un trou. Je me sens comme cet enfoiré de Saddam Hussein quand il se planquait. »
Jack Tapper continuait son énumération : « Eric Everett, sa femme Linda et leurs deux filles…
— Encore une famille ! » intervint Charlie Gibson d’un ton approbateur digne d’un mormon.
C’en était trop pour Big Jim ; il se leva et coupa lui-même la télé, d’une torsion brutale du poignet. Il tenait toujours la boîte de sardines à la main et le mouvement lui fit renverser un peu d’huile sur son pantalon.
Tu pourras jamais t’en débarrasser, pensa Carter sans le dire.
Je regardais l’émission, pensa aussi Carter sans le dire.
« La fichue journaliste… », marmonna un Big Jim morose en se rasseyant. Les coussins poussèrent un soupir de protestation lorsqu’il les écrasa de tout son poids. « Elle a toujours été contre moi. Elle n’en a pas raté une, Carter. Attrape-moi une autre boîte de sardines, tu veux ? »
Va l’attraper toi-même, pensa Carter. Il se leva et alla chercher une boîte de sardines.
Au lieu de commenter l’association olfactive qu’il avait faite entre les sardines et les organes sexuels d’une femme décédée, il posa une question qui paraissait logique :
« Qu’est-ce qu’on va faire, patron ? »
Big Jim détacha la clef collée au fond de la boîte, engagea la languette dans la fente de la clef et déroula le couvercle, faisant apparaître un nouvel escadron compact de poissons morts. Ils brillaient, huileux, dans les lumières de secours. « Attendre que l’air s’améliore, et puis monter pour ramasser les morceaux, fiston. » Il poussa un soupir, disposa une sardine sur un cracker Saltine et engloutit le tout. « C’est ce que font toujours les gens comme nous. Les gens responsables. Ceux qui tirent la charrue.
— Et si l’air ne s’améliore pas ? D’après la télé…
— Oh, mon Dieu, le ciel nous tombe sur la tête, le ciel nous tombe sur la tête ! » s’écria Big Jim d’une étrange (et étrangement inquiétante) voix de fausset. « Ça fait des années qu’ils nous le serinent, non ? Les scientifiques et les socialistes au cœur saignant. La Troisième Guerre mondiale ! Les réacteurs nucléaires qui se mettent à fondre et s’enfoncent jusqu’au centre de la Terre ! Le grand bug informatique de l’an 2000 ! Les glaces qui fondent aux pôles ! Des super-ouragans ! Le réchauffement global ! Toute cette bande de trouillards athées qui n’ont pas confiance en la volonté d’un Dieu aimant et miséricordieux ! Qui refusent même de croire qu’il existe une réalité comme un Dieu aimant et miséricordieux ! »
Big Jim pointa un doigt graisseux mais marmoréen en direction de son factotum.
« Contrairement à ce que craignent ces humanistes impies, le ciel ne va pas nous tomber dessus. Ils ne peuvent pas s’empêcher d’être morts de frousse, fiston — le coupable s’enfuit quand bien même personne ne le poursuit, tu sais, le Lévitique — mais cela ne change rien à la vérité de Dieu : ceux qui croient en Lui ne se fatigueront pas mais s’élèveront avec des ailes comme des aigles — Isaïe. C’est rien que du smog un peu épais, là-dehors. Ça va juste prendre un certain temps pour se dissiper. »
Mais deux heures plus tard, à quatre heures passées de quelques minutes en ce vendredi après-midi, un couinement aigu — genre kip-kip-kip — monta du recoin où était installée la machinerie de l’abri antiatomique.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Carter.
Big Jim, vautré sur le sofa, les yeux presque fermés (et les joues luisantes d’huile de sardines), se redressa et tendit l’oreille. « Le purificateur d’air, dit-il. Un truc comme un gros Ionic Breeze. J’en ai un dans le show-room, au magasin. Un bon gadget. Non seulement il envoie un air frais et agréable, mais il annule les chocs d’électricité statique quand le temps vire au…
— Si l’air de la ville s’améliore, pourquoi le purificateur s’est mis en marche ?
— Et si tu montais là-haut, Carter ? Tu n’as qu’à juste entrouvrir la porte et jeter un coup d’œil. Si cela doit te rassurer. »
Carter ignorait si cela le rassurerait ou non, mais il savait que se contenter de rester assis à attendre le rendait nerveux. Il monta l’escalier.
Dès qu’il fut parti, Big Jim se leva et s’approcha des tiroirs installés entre la cuisinière et le petit frigo. Pour un homme aussi corpulent, il se déplaçait avec une rapidité et un silence étonnants. Il trouva ce qu’il cherchait dans le troisième tiroir. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier qu’il était toujours seul, puis se servit.
Sur la porte, en haut des marches, Carter se trouva nez à nez avec un panneau au sens quelque peu menaçant :