Pourtant la chienne n’était plus en vie. Elle avait arrêté de vivre pendant la nuit, sans bruit et sans faire d’histoires, pendant que les deux J dormaient contre elle.
11
Lorsque Carter revint dans la pièce principale, le deuxième conseiller de Chester’s Mill mangeait des céréales à même la boîte. Carter reconnut, dessiné sur l’emballage, le perroquet de dessin animé, l’oiseau mythique de tant de petits déjeuners pris en famille : Sam le Toucan, le saint patron des Froot Loops.
Ils doivent être plus rances que l’enfer, pensa Carter, un instant pris de pitié pour son patron. Puis il pensa à la différence entre soixante-dix heures d’air respirable et quatre-vingts ou cent et s’endurcit le cœur.
Big Jim enfourna une nouvelle poignée de céréales, et c’est alors qu’il vit le Beretta dans la main de Thibodeau.
« Eh bien, dit-il.
— Je suis désolé, patron. »
Big Jim ouvrit la main et laissa les Froot Loops retomber en cascade dans la boîte, mais il avait les doigts poisseux et quelques-unes des rondelles de céréales aux couleurs brillantes y restèrent collées. La sueur se mit à perler à son front qui se dégarnissait, formant des filets.
« Ne fais pas ça, fiston.
— J’ai pas le choix, Mr Rennie. Ce n’est pas personnel. »
Non, ça ne l’était pas, décida Carter. Absolument pas. Ils étaient pris au piège, ici. Il ne s’agissait pas d’autre chose. Et comme la situation était le résultat de décisions prises par Big Jim, c’était à Big Jim de payer l’addition.
Big Jim posa la boîte de Froot Loops au sol. Il s’y prit soigneusement, comme si la boîte était fragile et devait être traitée avec soin. « C’est quoi, si ce n’est pas personnel ?
— Ça se réduit à… une question d’air.
— D’air. Je vois.
— J’aurais pu arriver avec le pistolet dans le dos et vous loger une balle dans la tête, mais ça me répugnait d’agir ainsi. Je voulais vous donner le temps de vous préparer. Parce que vous avez été bon pour moi.
— Alors ne me fais pas souffrir, fiston. Si ce n’est pas personnel, tu ne dois pas me faire souffrir.
— Si vous restez tranquille, vous ne souffrirez pas. Ce sera rapide. Comme lorsqu’on achève un cerf blessé, dans les bois.
— On ne pourrait pas en parler ?
— Non, monsieur. Ma décision est prise. »
Big Jim acquiesça de la tête. « Très bien, dans ce cas. Me laisseras-tu le temps de prier, avant ? Est-ce que tu m’accordes au moins ça ?
— Oui, monsieur, vous pouvez prier, si vous voulez. Mais faites vite. C’est dur pour moi aussi, vous savez.
— Je le crois. Tu es un bon garçon, fiston. »
Carter, qui n’avait plus pleuré depuis l’âge de quatorze ans, sentit un picotement au coin de ses yeux. « Vous pouvez m’appeler fiston, ça ne vous aidera pas.
— Ça m’aide, moi. Et voir que tu es ému… ça m’aide aussi. »
Big Jim hissa sa carcasse sur ses pieds, puis s’agenouilla devant le canapé. Ce faisant, il fit tomber la boîte de céréales et émit un petit rire triste. « Pas terrible comme dernier repas, je peux te dire.
— Non, probablement pas. Je suis désolé. »
Big Jim tournait maintenant le dos à Carter. Il poussa un soupir. « Mais je vais manger du rôti de bœuf à la table du Seigneur dans une minute ou deux, alors c’est très bien comme ça. » Il désigna de son index boudiné le haut de sa nuque. « Ici, exactement. Le tronc cérébral. D’accord ? »
Thibodeau déglutit, ayant l’impression d’avaler une boule de coton. « Oui, monsieur.
— Tu ne veux pas t’agenouiller avec moi, fiston ? »
Carter, qui avait arrêté de prier avant même d’arrêter de pleurer, faillit répondre oui. Puis il se souvint de quoi son patron était capable. Sans doute ne préparait-il pas un coup en douce, sans doute n’en était-il plus là, mais Carter l’avait vu à l’œuvre et il ne voulut prendre aucun risque. Il secoua la tête. « Dites vos prières. Et si vous voulez avoir le temps de dire aussi amen, faites-les courtes. »
À genoux, tournant le dos à Carter, Big Jim étreignit ses mains posées sur le canapé, lequel avait gardé le creux laissé par son considérable postérieur. « Mon Dieu, voici votre serviteur, James Rennie. Je crois que je suis sur le point de venir à vous, que ça me plaise ou pas. La coupe a été portée à mes lèvres et je ne peux pas… »
Il laissa échapper un gros sanglot sec.
« Éteins, Carter. Je ne veux pas que tu me voies pleurer. Ce n’est pas comme ça qu’un homme doit mourir. »
Carter approcha le canon de son arme à quelques millimètres de la nuque de Big Jim. « D’accord, mais ce sera votre dernière requête. » Puis il éteignit.
Il comprit sur-le-champ qu’il avait commis une erreur, mais il était trop tard. Il entendit le patron bouger — et il était foutrement rapide pour un homme avec un cœur dans son état. Carter fit feu et, dans l’éclair qui sortit du canon, vit le trou qu’il venait de faire dans le coussin du canapé. Big Jim n’était plus agenouillé devant lui, mais il n’avait pu aller loin, aussi rapide qu’il ait été. À l’instant où Thibodeau appuyait de nouveau sur l’interrupteur de sa torche, Big Jim se jeta sur lui avec le couteau de boucher qu’il avait piqué dans un tiroir du coin-cuisine de l’abri ; six pouces d’acier s’enfoncèrent dans l’estomac de Carter Thibodeau.
Il poussa un hurlement terrorisé et fit de nouveau feu. Big Jim sentit la balle lui frôler l’oreille mais ne recula pas. Lui aussi avait son gardien de survie, un gardien qui l’avait extrêmement bien servi tout au long de sa vie et qui, en ce moment, lui disait qu’il mourrait s’il se retirait. Il se remit laborieusement sur ses pieds, faisant remonter la lame par la même occasion et éviscérant l’idiot qui s’était imaginé plus fort que Big Jim Rennie.
Carter hurla de nouveau, sentant son ventre s’ouvrir. Des gouttes de sueur jaillirent jusque sur le visage de Big Jim, lequel espéra dévotement qu’elles signalaient les derniers instants du garçon. Il le repoussa. Dans le faisceau lumineux de la torche tombée à terre, Carter recula en titubant, écrasant les Froot Loops éparpillés par terre et s’étreignant le ventre à deux mains. Le sang coulait entre ses doigts. Il essaya de s’agripper à une étagère et tomba à genoux au milieu d’une pluie de boîtes de sardines Vigo, de Clam Fry-ettes et de soupes Campbell. Il resta un instant figé dans cette position, comme s’il avait changé d’avis et décidé, en fin de compte, de dire une petite prière. Ses cheveux retombaient devant son visage. Puis sa main ne le retint plus et il s’effondra.
Big Jim étudia son couteau, mais c’était trop fatigant pour un homme souffrant de problèmes cardiaques (il se promit de s’en occuper sérieusement dès que cette crise serait terminée). Au lieu de cela, il ramassa le Beretta de Carter et s’avança vers cet idiot.
« Carter ? Tu es toujours parmi nous ? »
Carter gémit, essaya de se retourner, y renonça.
« Je vais t’en coller une dans la nuque, exactement comme tu l’as suggéré. Mais avant, j’aimerais te donner un petit conseil. Tu m’écoutes ? »
Carter gémit à nouveau. Big Jim voulut y voir son assentiment.
« Voici ce conseil : ne jamais laisser le temps de prier à un bon politicien. »
Big Jim appuya sur la détente.
12
« Je crois qu’il est en train de mourir ! cria le soldat Ames. Il est en train de mourir ! »
Le sergent Groh s’agenouilla à côté d’Ames pour regarder par la petite ouverture sale, au bas du Dôme. Ollie Dinsmore, allongé sur le côté, avait quasiment les lèvres pressée contre une surface qu’il était possible de voir, à présent, grâce aux saletés qui s’y accrochaient. De sa voix de stentor de sergent instructeur, Groh vociféra : « Ho ! Ollie Dinsmore ! Garde-à-vous ! »