Lentement, le garçon ouvrit les yeux et regarda les deux hommes accroupis à moins de cinquante centimètres de lui — dans un monde plus froid, mais plus propre. « Quoi ? murmura-t-il.
— Non, rien, fiston, dit Groh. Tu peux te rendormir. » Puis il se tourna vers Ames. « Tu peux ranger ton mouchoir, soldat. Il va très bien.
— Non, il ne va pas bien ! Regardez-le ! »
Groh prit Ames par le bras et le remit debout, mais sans brutalité. « D’accord, dit-il à voix basse, il est loin d’aller bien, mais il est vivant et il dort. On ne peut rien espérer de mieux pour le moment. Et du coup, il a besoin de moins d’oxygène. Va te chercher quelque chose à manger. Tu as pris ton petit déjeuner ? »
Ames secoua la tête. L’idée de prendre son petit déjeuner ne lui avait même pas effleuré l’esprit. « Je tiens à rester ici, au cas où il se réveillerait. » Il marqua une pause, puis plongea : « Et au cas où il mourrait.
— De toute façon, ce ne sera pas pour tout de suite, dit Groh, qui n’en avait en réalité aucune idée. Va prendre quelque chose au camion, même si c’est juste une tranche de pain avec du saucisson à l’ail. T’as une tête de déterré, soldat. »
Ames eut un mouvement du menton vers le garçon endormi sur le sol calciné, la bouche et le nez tournés vers le Dôme. Il avait la figure barbouillée de crasse et c’était à peine si on voyait sa poitrine se soulever. « Combien de temps il lui reste, d’après vous, sergent ? »
Groh secoua la tête. « Pas très longtemps, sans doute. Une des personnes du groupe, de l’autre côté, est morte ce matin et plusieurs autres ne vont pas très bien. Et c’est mieux par là-bas. Plus propre. Il faut te préparer. »
Ames se sentit sur le point de pleurer. « Ce gosse a perdu toute sa famille.
— Va te chercher quelque chose à manger. Je veillerai sur lui jusqu’à ton retour.
— Mais après, je pourrai rester ?
— C’est toi que le gosse veut, soldat, c’est toi qu’il aura. Tu pourras rester jusqu’à la fin. »
Groh regarda Ames partir à grandes enjambées jusqu’à la table, installée à côté de l’hélicoptère, où était disposée un peu de nourriture. Là-dehors, c’était une belle matinée de fin d’automne. Le soleil brillait et faisait fondre ce qui restait de la sévère gelée nocturne. Alors que, à quelques pas seulement, c’était un univers sous cloche où régnait un crépuscule perpétuel, un univers où l’air était irrespirable et où le temps avait perdu toute signification. Un souvenir revint à l’esprit du sergent, celui d’un étang dans le parc de la ville où il avait grandi. Wilton, dans le Connecticut. Il y avait eu des carpes d’or, dans cet étang, d’imposantes vieilles carpes. Les enfants leur jetaient du pain. Du moins jusqu’au jour où l’un des hommes chargés de l’entretien fit une mauvaise manipulation avec du fertilisant. Adieu, la poiscaille. Les dix ou douze antiques carpes s’étaient retrouvées flottant le ventre en l’air.
À voir le petit garçon crasseux endormi de l’autre côté du Dôme, il lui était impossible de ne pas penser à ces carpes… mais voilà, un petit garçon n’est pas un poisson.
Ames revint, grignotant quelque chose dont il n’avait manifestement pas envie. Pas fameux comme soldat, pensa Groh, mais un bon gars, un gars ayant bon cœur.
Le soldat Ames s’assit. Le sergent Groh s’installa à côté de lui. Vers midi, ils apprirent qu’un autre survivant du côté nord du Dôme venait de mourir. Un petit garçon du nom d’Aidan Appleton. Encore un gosse. Groh se demandait si celui-ci n’avait pas revu sa mère, la veille. Le sergent espérait se tromper, mais craignait que non.
« Qui a pu faire ça, sergent ? lui demanda Ames. Qui a pu inventer cette saloperie ? Et pourquoi ? »
Groh secoua la tête. « Aucune idée.
— C’est totalement absurde ! » s’écria le soldat.
De l’autre côté, Ollie bougea, se trouva en manque d’air et approcha une fois de plus son visage endormi du peu de brise qui arrivait à franchir la barrière.
« Ne le réveille pas », dit Groh, songeant : S’il part pendant son sommeil, cela vaudra mieux pour tout le monde.
13
À quatorze heures, tous les exilés toussaient, sauf — incroyable mais vrai — Sam Verdreaux, qui paraissait se trouver très bien de l’air vicié, et Little Walter Bushey, qui ne faisait rien d’autre que dormir et téter de temps en temps une dose de lait ou de jus de fruits. Barbie était assis tout près du Dôme, le bras passé sur les épaules de Julia. Non loin, Thurston Marshall se tenait à côté du cadavre recouvert du petit Aidan Appleton, mort avec une terrifiante soudaineté. Thurston, qui enchaînait quinte de toux sur quinte de toux, avait pris Alice sur ses genoux. Elle s’était endormie, épuisée à force de pleurer. Quelques mètres plus loin, Rusty se tenait avec sa femme et ses filles serrées contre lui ; les deux J avaient aussi fini par s’endormir après avoir pleuré. Rusty avait porté le cadavre d’Audrey jusqu’à l’ambulance pour que les petites ne le voient plus. Il avait retenu sa respiration pendant le trajet ; à quinze mètres du Dôme, l’air devenait déjà étouffant, mortel. Dès qu’il aurait retrouvé son souffle, il envisageait d’en faire autant avec le petit garçon. Il serait en bonne compagnie avec la chienne qui avait toujours aimé les enfants.
Joe McClatchey se laissa tomber à côté de Barbie. Il avait plus que jamais l’allure d’un épouvantail. L’acné ressortait sur son visage pâle, et il avait, sous les yeux, les cernes violacés profonds d’un boxeur malmené.
« Ma mère dort, dit Joe.
— Julia aussi, dit Barbie. Parle bas. »
Julia ouvrit un œil. « Naaan, j’dors pas », dit-elle, refermant aussitôt son œil. Elle toussa, s’arrêta, toussa encore un peu.
« Benny est vraiment malade, reprit Joe. Il a de la fièvre, comme le petit garçon avant de mourir. (Il hésita :) Ma mère aussi est brûlante. C’est peut-être parce qu’il fait tellement chaud, ici mais… je pense pas que ce soit ça. Et si elle meurt ? Et si nous mourons tous ?
— On va s’en sortir, répondit Barbie. Ils vont finir par trouver quelque chose. »
Joe secoua la tête. « Non, ils ne trouveront rien. Et vous le savez. Parce qu’ils sont dehors. Et personne ne peut nous aider du dehors. » Il leva les yeux vers le territoire dévasté qui était encore une ville, la veille, et partit d’un rire rauque, croassant, rendu encore pire car on y détectait un réel amusement. « Chester’s Mill a été fondé en 1803. On nous l’apprend à l’école. Cela fait plus de deux cents ans. Et en une semaine, effacé de la surface de la Terre ! Il a suffi d’une putain de semaine ! Qu’est-ce que vous en dites, colonel Barbara ? »
Barbie ne trouva strictement rien à répondre.
Joe se cacha la bouche de la main et toussa. Derrière eux, les ventilateurs ronronnaient bruyamment, opiniâtrement. « Je suis un surdoué. Vous le savez, hein ? Je ne m’en vante pas, non… mais le fait est là. »
Barbie pensa à la vidéo que Joe avait installée près de l’endroit prévu pour la frappe du missile. « C’est indiscutable, Joe.
— Dans un film de Spielberg, c’est le petit surdoué qui trouve la solution à la dernière minute, pas vrai ? »
Barbie sentit Julia s’agiter de nouveau. Elle avait les deux yeux ouverts, cette fois, et regardait le garçon, la mine grave.