Des larmes coulaient sur les joues de Joe. « Comme surdoué à la sauce Spielberg, c’est plutôt raté, hein ? Si nous étions dans Jurassic Park, on se ferait tous bouffer.
— Si seulement ils pouvaient en avoir assez, dit Julia d’un ton rêveur.
— Hein ? fit Joe, clignant des yeux.
— Les têtes de cuir. Les têtes de cuir enfants. Les enfants sont censés se lasser rapidement d’un jeu pour passer à un autre. Ou bien (une violente quinte de toux l’interrompit quelques secondes) les parents les appellent pour venir à table.
— Peut-être qu’ils ne mangent pas, objecta Joe, morose. Et peut-être qu’ils n’ont même pas de parents.
— Ou le temps est peut-être différent dans leur univers, intervint Barbie. Dans leur univers, ils sont peut-être juste assis devant leur version de la boîte. Pour eux, le jeu ne fait peut-être que commencer. Nous ne sommes même pas sûrs que ce soient des enfants. »
Piper Libby vint les rejoindre. Elle avait le visage empourpré et des mèches de cheveux collées aux joues. « Ce sont des enfants, dit-elle.
— Comment le savez-vous ? demanda Barbie.
— Je le sais, c’est tout, répondit-elle avec un sourire. Ils sont le Dieu dans lequel j’ai cessé de croire il y a environ trois ans. Dieu, en fin de compte, n’est qu’une bande de morveux qui jouent à un jeu vidéo interstellaire. Vous ne trouvez pas ça drôle ? »
Son sourire s’élargit, puis elle éclata en sanglots.
Julia regardait dans la direction de la boîte qui émettait l’éclair violet. Elle avait une expression songeuse et même un peu rêveuse.
14
On est samedi soir et la nuit tombe sur Chester’s Mill. Le soir où ces dames de l’Eastern Star avaient l’habitude de se retrouver (et après la réunion, elles allaient souvent chez Henrietta Clavard pour boire du vin et se raconter leurs histoires les plus salaces). Le soir où Peter Randolph et ses potes jouaient au poker (et échangeaient eux aussi leurs histoires les plus cochonnes). Le soir où Stewart et Fern Bowie se rendaient souvent à Lewiston pour se payer une pute au bar à chattes, sur Lower Lisbon Street. Le soir où le révérend Lester Coggins organisait des soirées de prières pour les ados à l’église du Christ-Rédempteur et où Piper Libby accueillait des boums d’ados dans le sous-sol de la Congo. Le soir où la fête battait son plein au Dipper’s jusqu’à une heure du matin (après que, vers minuit et demie, la clientèle s’était lancée dans l’interprétation avinée de son hymne, « Dirty Water », chanson que tous les orchestres de Boston connaissaient très bien). Le soir où Howard et Brenda Perkins allaient en général se promener, main dans la main, du côté du parc, saluant au passage les couples qu’ils connaissaient. Le soir où Alden Dinsmore, sa femme Shelley et leurs deux fils jouaient à s’attraper à la clarté de la pleine lune. À Chester’s Mill (comme dans la plupart des petites villes où tout le monde soutient l’équipe), les soirées du samedi étaient en général les meilleures de la semaine, des soirées où l’on dansait, où l’on baisait, où l’on rêvait.
Mais pas ce soir. Ce soir, l’obscurité est complète et paraît vouloir durer pour l’éternité. Le vent est tombé. L’air chargé de miasmes empoisonnés est brûlant, pesant, immobile. Là où il y avait la Route 119, avant que la fournaise l’ait fait fondre, Ollie Dinsmore est allongé, la bouche collée à sa petite fenêtre, s’accrochant toujours opiniâtrement à la vie tandis qu’à cinquante centimètres de lui, le soldat Clint Ames poursuit sa veille patiente. Un brillant esprit n’avait rien imaginé de mieux que de vouloir braquer un projecteur sur le gamin ; Ames (soutenu par le sergent Groh, pas vraiment un ogre, en fin de compte) l’en avait dissuadé en faisant observer que braquer un projecteur sur les gens endormis était ce qu’on faisait aux terroristes, pas à un gamin qui serait probablement mort avant l’aube. Ames a une lampe torche, cependant, et il la dirige de temps en temps sur Ollie pour s’assurer qu’il respire encore. Oui, il respire encore, mais chaque fois que Clint rallume sa lampe, il s’attend à constater que cette respiration laborieuse s’est arrêtée. Une partie de lui-même en est venue à l’espérer. Une partie de lui-même commence à accepter la vérité : Ollie Dinsmore a beau être un gosse plein de ressources, a beau avoir été héroïque dans sa bagarre pour survivre, il n’a aucun avenir. Le voir lutter est effrayant. Peu avant minuit, le soldat Ames s’endort à son tour en position assise, la torche encore à la main.
Dors-tu ? aurait demandé Jésus à Pierre. Ne peux-tu donc pas veiller une heure ?
À quoi le chef Bushey aurait pu ajouter, évangile de Matthieu, Sanders.
Juste après une heure, Rose Twitchell réveille Barbie en lui secouant l’épaule.
« Thurston Marshall est mort, lui dit-elle. Rusty et mon frère sont allés mettre le corps sous l’ambulance pour que la petite ne soit pas trop bouleversée à son réveil. » Puis elle ajoute : « Si elle se réveille. Alice aussi est malade.
— Nous le sommes tous à présent, fait remarquer Julia. Tous sauf Sam et ce bébé léthargique. »
Rusty et Twitch reviennent rapidement du groupe de véhicules pour s’effondrer face aux ventilateurs et se remettre à respirer à grandes bouffées bruyantes. Twitch est pris d’une quinte de toux et Rusty, en voulant le rapprocher encore plus de l’air, lui fait heurter le Dôme du front. Tous entendent le bonk.
Rose n’a pas terminé son inventaire. « Benny Drake ne va pas très bien non plus. » Elle baisse encore la voix : « D’après Ginny, il ne va pas tenir jusqu’au lever du soleil. Si seulement il y avait quelque chose qu’on puisse faire ! »
Barbie garde le silence. Tout comme Julia, tournée une fois de plus en direction de la boîte, qui, même si elle ne mesure que quarante centimètres carrés pour une épaisseur de même pas trois centimètres, est impossible à déplacer. Son regard est distant, songeur.
Une lune rougeâtre finit par se hisser au-dessus du voile de crasse accumulé sur la paroi est du Dôme et les éclaire de sa lumière ensanglantée. Nous sommes fin octobre à Chester’s Mill, octobre, le plus cruel des mois, avec son mélange de souvenirs et de désirs. Il n’y a pas de lilas, sur cette terre morte. Pas de lilas, pas d’arbres, pas d’herbe. La lune n’éclaire que des ruines, et pas grand-chose d’autre.
15
Big Jim se réveilla dans l’obscurité, agrippant sa poitrine. Son cœur avait de nouveau des ratés. Il cogna dessus. Puis l’alarme du générateur se déclencha ; la bouteille de propane qui l’alimentait n’en avait plus que pour une ou deux minutes : AAAAAAAAAA. Nourris-moi, nourris-moi.
Big Jim sursauta et poussa un cri. Son pauvre cœur torturé dérapa, pirouetta, s’arrêta et repartit au galop pour se rattraper lui-même. Rennie se sentait comme une vieille bagnole au carburateur défaillant, le genre de tacot qu’on rachète mais qu’on ne songe même pas à revendre, tout juste bon pour la casse. Il haletait. Il se donna des coups de poing. C’était aussi grave que l’autre fois, quand il avait dû aller à l’hôpital. Peut-être même pire.
AAAAAAAAAAAAAAAAAAA : c’est la stridulation terrifiante d’un monstrueux insecte — une cigale, peut-être — tapi tout près dans le noir. Allez savoir ce qui a pu ramper jusqu’ici pendant qu’il dormait ?
À tâtons, Big Jim chercha la torche. Son autre main cognait et frottait, alternativement, suppliant son cœur de ne pas faire l’idiot, de se calmer, de ne pas être un tel casse-pieds de cueilleur de coton, il n’avait pas traversé tout ça juste pour crever dans le noir.