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Au fait, elle ?

Oui.

Ce quelque chose est de sexe féminin, comme elle.

— Je vous en prie, libérez-nous. Je vous en prie, laissez-nous vivre nos petites vies.

Pas de réponse. Pas de réponse. Pas de réponse. Puis :

Vous n’êtes pas réels. Vous êtes…

Quoi, Qu’est-ce qu’elle dit ? Vous êtes des jouets qui viennent de chez le marchand de jouets  ? Non, mais quelque chose d’approchant. Julia se rappelle fugitivement la ferme à fourmis qu’avait son frère quand ils étaient enfants. Ce souvenir arrive et s’efface en moins d’une seconde. Une ferme à fourmis n’est pas non plus le mot juste, mais comme pour le marchand de jouets, ça ne tombe pas loin. C’est dans le secteur, comme on dit.

— Comment pouvez-vous avoir des vies si vous n’êtes pas réels ?

— NOUS SOMMES BIEN RÉELS ! s’écrie-t-elle ; et c’est le gémissement qu’entend Barbie. AUSSI RÉELS QUE VOUS !

Silence. Une chose au visage de cuir changeant, dans une vaste pièce sans toit qui est aussi, d’une certaine manière, le kiosque à musique de Chester’s Mill. Puis :

— Prouve-le.

— Donne-moi ta main.

— Je n’ai pas de main. Je n’ai pas de corps. Les corps ne sont pas réels. Les corps sont des rêves.

— Alors donne-moi ton esprit !

L’enfant tête de cuir ne veut pas. Ne le donnera pas.

Si bien que Julia le prend.

11

Voici : ceci est le lieu qui n’est pas un lieu.

Il fait froid sur le sol du kiosque et elle a tellement peur. Pis, elle est… humiliée ? Non, c’est bien plus grave que de l’humiliation. Si elle connaissait des termes comme dégradée, ou avilie, elle dirait, Oui, c’est ça, je me sens dégradée, avilie. Elles lui ont pris son pantalon.

(Et quelque part des soldats bourrent de coups de pied des hommes nus dans un gymnase. C’est la honte de quelqu’un d’autre qui se mélange à la sienne.)

Elle pleure.

(Il sent les larmes lui monter aux yeux mais ne pleure pas. Pour le moment, il faut cacher ça.)

Les filles l’ont laissée, mais son nez saigne toujours — Lila l’a frappée et lui a promis de lui couper le nez si elle parlait et elles ont toutes craché sur elle et ici elle gît à présent, et elle doit avoir pleuré vraiment très fort parce qu’elle a l’impression que son œil saigne comme son nez et aussi de ne pas arriver à respirer. Mais peu lui importe à quel point elle saigne et d’où. Elle préférerait mourir sur le sol du kiosque à musique plutôt que retourner chez elle dans sa ridicule petite culotte de fillette. Elle saignerait volontiers à mort de cent endroits différents si cela signifiait qu’elle n’aurait pas à voir le soldat

(Après cela Barbie essaie de ne pas penser à ce soldat mais quand il y pense, il pense : « Hackermayeur le massacreur. »)

tirer l’homme nu par le truc

(hijab)

qu’il porte sur la tête, parce qu’elle sait ce qui arrive ensuite. C’est toujours ce qui arrive ensuite quand on est sous le Dôme.

Elle voit que l’une des filles est revenue. Kayla Bevins est revenue. Elle se tient là et regarde cette idiote de Julia dans sa petite culotte de fillette. Kayla serait-elle revenue pour lui enlever le reste de ses vêtements et les jeter avec les autres sur le toit du kiosque, pour qu’elle soit obligée de retourner à la maison les mains devant sa foufounette ? Pourquoi les gens sont-ils si méchants ?

Elle ferme les yeux pour lutter contre les larmes et, lorsqu’elle les rouvre, Kayla a changé. Elle n’a maintenant plus de visage, son visage n’est plus qu’une sorte de casque de cuir ondoyant sur lequel on ne lit ni compassion, ni amour, ni même haine.

On y lit seulement… de l’intérêt. Oui, c’est ça. Qu’est-ce qui se passe lorsque je fais… ça ?

Julia Shumway ne mérite pas davantage. Julia Shumway ne compte pas, imaginez quelqu’un qui est moins que rien, puis cherchez encore plus bas et c’est là qu’elle est, un cancrelat furtif. Elle est aussi un cancrelat nu ; un cancrelat nu dans un gymnase sans rien sur elle sinon un chapeau qui se déroule de sa tête et, sous le chapeau le souvenir du khubz sorti tout chaud du four que lui tend sa femme. Elle est un chat avec la queue en feu, une fourmi sous un microscope, une mouche sur le point de perdre ses ailes entre les doigts d’un petit curieux de six ans par une journée pluvieuse, un jeu pour des enfants qui s’ennuient, des enfants n’ayant pas de corps et tout l’univers étalé devant eux. Elle est Barbie, elle est Sam agonisant dans le van de Linda Everett, elle est Ollie mourant dans les cendres, elle est Alva Drake pleurant son fils mort.

Mais surtout, elle est une petite fille recroquevillée sur les planches pleines d’échardes du kiosque à musique municipal, une petite fille que l’on a punie pour son arrogance inconsciente, une petite fille qui a commis l’erreur de penser qu’elle était quelque chose alors qu’elle n’était rien, qu’elle était importante alors qu’elle ne l’était pas, que le monde se souciait d’elle alors qu’en réalité le monde est une monstrueuse locomotive mortifère avec un moteur énorme mais pas de phares. Et, avec tout son cœur et tout son esprit et toute son âme, elle pousse un cri suppliant :

— JE VOUS EN PRIE, LAISSEZ-NOUS VIVRE !

Et, rien qu’un instant, elle est la tête de cuir dans la salle blanche ; elle est la fille qui (pour des raisons qu’elle ne peut même pas s’expliquer) est revenue au kiosque à musique. Pendant cet instant terrible, Julia est celle qui fait et non celle qui subit. Elle est même le soldat avec le fusil, le hackeurmayeur-massacreur dont Dale Barbara rêve encore, celui qu’il n’a pas arrêté.

Puis elle n’est plus qu’elle-même, de nouveau.

Les yeux levés vers Kayla Bevins.

La famille de Kayla est pauvre. Son père est bûcheron dans le TR et picole au Freshie’s Pub (lequel, quand les temps seront mûrs, deviendra le Dipper’s). Sa mère a une grande tache de naissance rosâtre sur la joue, si bien que les gosses l’ont surnommée Face de Cerise ou Tête aux Fraises. Kayla n’a aucun joli vêtement. Elle porte aujourd’hui un vieux chandail marron et une vieille jupe écossaise, des tennis éraflés et des chaussettes blanches dont le haut s’affaisse en accordéon. Elle a un genou écorché, soit qu’elle soit tombée, soit qu’on l’ait poussée dans la cour de récré. C’est Kayla Bevins, d’accord, mais sa figure est maintenant en cuir. Et elle a beau se transformer et prendre toutes sortes d’aspects, aucun d’eux n’est humain, même de loin.

Julia pense : Je connais maintenant la façon dont l’enfant regarde la fourmi, si la fourmi le regarde depuis l’autre côté de la loupe. Si elle lève les yeux avant de commencer à brûler.

— JE T’EN PRIE, KAYLA, NOUS SOMMES VIVANTS !

Kayla continue de la regarder sans rien faire. Puis elle croise les bras — ce sont des bras humains, dans cette vision — et fait passer son chandail par-dessus sa tête. Il n’y a aucune tendresse dans sa voix quand elle parle ; ni tendresse, ni regrets, ni remords.

Mais il y a peut-être de la pitié.

Elle dit.

12

Julia est brutalement éjectée de la boîte — comme une main géante aurait chassé une mouche. L’air qu’elle retient fuse de ses poumons. Avant qu’elle puisse reprendre sa respiration, Barbie la saisit par l’épaule, retire le bouchon de plastique et enfourne le tube rigide dans la bouche de Julia, priant pour qu’elle ne s’écorche pas la langue ou — Dieu l’en préserve — n’entame pas son palais. Mais il ne pouvait pas la laisser respirer cet air empoisonné. Dans l’état de manque d’oxygène où elle se trouvait, elle aurait pu être saisie de convulsions, ou même mourir en quelques instants.