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Une fois au bout de l’allée, ils eurent une vue bien dégagée du local du Democrat. Ses fenêtres éclairaient le trottoir désert, et ils voyaient Freeman et Guay se déplacer à l’intérieur, portant des piles de papier qu’ils déposaient près de la porte. La vieille construction en bois qui abritait le journal et l’appartement de Julia s’élevait entre la pharmacie de Sanders et la librairie, mais était séparée des deux par des allées en macadam identiques à celle dans laquelle Carter et lui planquaient, côté pharmacie. Il n’y avait aucun vent, et il pensa que si son père mobilisait ses troupes assez rapidement, il n’y aurait pas de dommages collatéraux. Non qu’il s’en souciât. Tout le côté est de Main Street pouvait brûler, pas de problème pour Junior. Par contre, pour Dale Barbara, le poste de police étant de ce côté-là… Il avait encore l’impression de sentir son regard froid et évaluateur sur lui. Ce n’était pas normal d’être scruté ainsi, en particulier quand celui qui vous scrutait se trouvait derrière les barreaux. Ce con de Baaarbie.

« J’aurais dû le descendre, marmonna Junior.

— Quoi ? demanda Carter.

— Rien. (Il s’essuya le front.) Fait chaud.

— Ouais. Frankie dit que si ça continue, on va tous finir confits comme des pruneaux. À quelle heure on doit opérer ? »

Junior haussa les épaules avec humeur. Son père le lui avait dit, mais il ne s’en souvenait pas exactement. Dix heures, lui semblait-il. Mais qu’est-ce que ça faisait ? Ils n’avaient qu’à rôtir, ces deux-là. Et si la salope de journaliste était chez elle — en train de se détendre avec son godemiché préféré après une dure journée de travail —, qu’elle crame aussi. Encore plus d’emmerdes pour Baaarbie.

« On s’y met tout de suite, répondit-il.

— T’es sûr, vieux ?

— Tu vois quelqu’un dans la rue, toi ? »

Carter parcourut Main Street des yeux. L’artère était déserte et presque complètement plongée dans l’obscurité. Les seuls générateurs que l’on entendait étaient ceux du journal et de la pharmacie. Il haussa les épaules. « Très bien. Pourquoi pas ? »

Junior défit les attaches du rabat de son sac et dégagea l’ouverture. Sur le dessus, il y avait deux paires de gants en latex. Il en donna une à Carter et enfila l’autre. Dessous, se trouvaient des objets enveloppés dans une serviette de toilette. Il la déroula et posa quatre bouteilles de vin vides sur l’asphalte grêlé de trous de l’allée. Puis il prit, au fond du sac, un entonnoir en tôle. Il le plaça sur une première bouteille et tendit la main vers l’essence.

« Vaut mieux que tu me laisses faire, vieux, dit Carter. Tes mains tremblent. »

Junior les regarda, étonné. Il ne sentait rien, mais c’était vrai : ses mains tremblaient. « Je n’ai pas peur, si c’est ça que tu crois.

— J’ai jamais dit ça. Ce n’est pas un problème dans ta tête. Faudrait que t’ailles voir Everett, parce que t’as un truc qui déconne et qu’il est ce qui ressemble le plus à un toubib, pour le moment.

— Je me sens…

— Ferme-la avant que quelqu’un nous entende. Occupe-toi de cette connerie de serviette pendant que je fais le reste. »

Junior prit le revolver dans son étui et tira une balle dans l’œil de Carter. La tête de Thibodeau explosa, répandant partout du sang et de la cervelle. Puis Junior se tint au-dessus de lui, déchargeant son arme, encore, encore et en…

« Junior ? »

Junior secoua la tête pour se débarrasser de la vision — si nette qu’elle en avait un côté hallucinatoire — et se rendit compte que sa main étreignait vraiment la crosse de son pistolet. Le virus traînait peut-être encore dans son organisme. Et peut-être que ce n’était pas du tout un virus, en fin de compte.

Quoi, dans ce cas ? Quoi ?

L’odeur entêtante de l’essence pénétra si violemment dans ses narines qu’il en eut les larmes aux yeux. Carter avait commencé à remplir la première bouteille. Glou glou glou, faisait le jerrycan. Junior ouvrit la fermeture Éclair, sur la poche latérale du sac à dos, et en sortit une paire de ciseaux. Les ciseaux de couture de sa mère. Il coupa quatre bandes dans le tissu-éponge. Il en plongea une dans la première bouteille, puis la fit partiellement ressortir et rabattit l’extrémité imbibée d’essence pour former une boucle. Il répéta le processus avec les autres.

Ses mains ne tremblaient pas trop pour cela.

21

Le colonel Cox avait quelque peu changé depuis la dernière fois que Julia l’avait vu. Il était bien rasé, en dépit de l’heure tardive, et ses cheveux étaient peignés avec soin, mais son pantalon de toile avait perdu les plis nets du repassage et sa veste de popeline paraissait pendre sur lui, comme s’il avait maigri. Il se tenait à hauteur de ce qui restait de peinture à la bombe, à l’endroit où l’on avait en vain expérimenté l’acide, et il fronçait les sourcils comme s’il allait pouvoir franchir l’esquisse de porte par la seule force de son regard.

Fermez les yeux et claquez trois fois des talons, pensa Julia. Parce qu’il n’y a rien sur terre qui ressemble au Dôme.

Elle présenta Rose à Cox et Cox à Rose. Pendant le bref échange de courtoisies, Julia regarda autour d’elle et fut peu séduite par ce qu’elle voyait. Les projecteurs étaient toujours sur place, lançant leurs faisceaux dans l’espace comme pour annoncer quelque mirobolante première hollywoodienne, et le groupe électrogène qui les alimentait ronronnait, mais les camions avaient disparu, de même que la grande tente verte du QG de campagne qui avait été dressée à une quarantaine de mètres de la route. Un rectangle d’herbe écrasée en signalait l’emplacement. Cox était accompagné de deux soldats, mais ils n’avaient pas l’allure faussement décontractée qu’elle associait à l’idée d’aides de camp ou d’attachés militaires. Les sentinelles n’avaient sans doute pas été renvoyées, mais plutôt postées un peu plus loin, au-delà du périmètre à portée de voix des pauvres cloches qui pourraient rappliquer côté Chester’s Mill et leur demander ce qui se passait.

Les questions d’abord, les suppliques plus tard, pensa Julia.

« Mettez-moi au courant, Ms Shumway, dit Cox.

— Une question, tout d’abord. »

Le colonel leva les yeux au ciel (elle l’aurait bien giflé pour cette réaction, si elle l’avait pu ; elle était encore sous le coup de l’émotion, après l’accident qu’elles avaient failli avoir). Cependant, il lui fit signe de poursuivre.

« Sommes-nous abandonnés à notre sort ?

— Absolument pas », répondit-il aussitôt.

Mais il ne l’avait pas vraiment regardée en face. Elle trouva ce détail encore plus dérangeant que l’aspect bizarrement désert de l’autre côté du Dôme : comme si un cirque venait de déménager.

« Lisez ceci », dit-elle en plaquant la page de titre du Democrat contre la surface invisible du Dôme ; on aurait dit une vendeuse placardant une annonce dans la vitrine d’un grand magasin. Elle ressentit une vibration lointaine dans ses doigts, semblable au léger choc d’électricité statique qu’on éprouve en touchant une carrosserie par un matin froid et sec d’hiver. Ensuite, plus rien.

Il lut le journal dans son intégralité, disant quand il fallait tourner les pages. Cela lui prit dix minutes. Lorsqu’il eut terminé, elle prit la parole : « Comme vous l’avez remarqué, les emplacements réservés à la publicité ont beaucoup diminué, mais je me flatte que la qualité de l’écriture se soit améliorée. Les saloperies me poussent apparemment à donner le meilleur de moi-même.