Rupe, le cousin de Piper Libby, flic à temps partiel qui s’était installé à Chester’s Mill cinq ans auparavant, voulut leur barrer le passage. « Personne ne peut aller plus loin, mesdames.
— C’est chez moi, ici ! Au premier, il y a tout ce que je possède au monde ! En bas, c’est le journal qu’a fondé mon arrière-grand-père. The Democrat n’a sauté une parution que quatre fois en cent vingt ans ! Et maintenant, tout part en fumée ! Si vous voulez m’empêcher d’aller voir ça de plus près, il faudra m’abattre ! »
Rupe parut hésiter, mais lorsqu’elle s’élança à nouveau (Horace à hauteur de ses genoux et levant un regard menaçant vers l’homme et sa calvitie), il s’effaça. Seulement un instant.
« Pas vous, dit-il à Rose.
— Si, moi. À moins que tu aies envie que je mette un laxatif dans ton prochain chocolat froid.
— Madame… Rose… j’ai des ordres.
— Au diable vos ordres », dit Julia avec plus de fatigue que de défi dans la voix.
Elle prit Rose par le bras et l’entraîna le long du trottoir, ne s’arrêtant que lorsqu’elle sentit, sur son visage, la chaleur passer de préchauffage à cuisson.
The Democrat était une fournaise. La douzaine de flics présents n’essayaient même pas d’éteindre le feu, mais ils disposaient d’un bon nombre de pompes indiennes (certaines portant encore une étiquette parfaitement lisible à la lueur de l’incendie : PROFITEZ DES JOURNÉES À BAS PRIX AU BURPEE’S !) et ils en arrosaient la pharmacie et la librairie. Étant donné l’absence de vent, Julia se dit qu’ils devraient pouvoir éviter la propagation aux deux autres commerces… ainsi qu’au reste de la rue, de ce côté de Main Street.
« C’est incroyable qu’ils soient arrivés si vite », commenta Rose.
Julia ne dit rien et se contenta de regarder les flammes monter en grondant dans la nuit, faisant disparaître les étoiles roses. Elle était trop sous le choc pour pleurer.
Tout, pensa-t-elle. Presque tout.
Pete Freeman franchit le barrage de flics occupés à arroser la façade et le côté nord de la pharmacie de Sanders. Son visage était couvert de suie et strié de traînées de larmes.
« Je suis tellement désolé, Julia ! dit-il. On a presque réussi à l’arrêter… on l’avait pratiquement arrêté… mais il y en a eu encore une… la dernière bouteille qu’ont lancée ces fumiers est tombée sur les journaux, à côté de la porte… » Il passa ce qui restait de sa manche sur son visage, ne faisant que se barbouiller un peu plus de suie. « Je suis tellement désolé ! »
Elle le prit dans ses bras comme un bébé, en dépit des quinze centimètres et des trente ou quarante kilos qu’il avait de plus qu’elle. Elle le serra contre elle, faisant attention à ne pas écraser son bras blessé. « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Des cocktails Molotov, sanglota-t-il. Ce salopard de Barbara !
— Barbie ? Il est en prison, Pete !
— Ses amis ! Ses putains d’amis ! C’est eux qui l’ont fait !
— Quoi ? Tu les as vus ?
— Je les ai entendus », dit-il en se reculant un peu pour la regarder. « Le contraire aurait été difficile. Ils avaient un porte-voix. Ils ont dit que si Dale Barbara n’était pas libéré, ils mettraient le feu à toute la ville (il eut un sourire amer). Le libérer ? On devrait le pendre, oui ! Donnez-moi une corde et je m’en charge. »
Big Jim arriva d’un pas tranquille. Le feu lui peignait les joues en orange. Ses yeux brillaient. Son sourire s’étalait presque jusqu’à ses oreilles.
« Vous aimez toujours autant votre petit copain Barbie, Julia ? »
Julia s’avança vers lui et son visage devait exprimer quelque chose de particulier car Rennie recula d’un pas, comme s’il craignait un coup de poing. « Ça n’a aucun sens. Aucun. Et vous le savez.
— Oh, vous vous trompez. Si vous parvenez à envisager l’idée que c’est Barbara et ses amis qui ont installé le Dôme, je crois que tout devient clair. Il s’agit d’un acte de terrorisme, purement et simplement.
— Foutaises. J’étais de son côté, ce qui signifie que le journal était de son côté. Il le savait.
— Mais ils ont dit…, commença Pete.
— Oui », le coupa-t-elle sans le regarder. Elle continuait à fixer la figure de Rennie, illuminée par le feu. « Ils ont dit, ils ont dit — mais qui diable sont ces ils ? Pose-toi la question, Pete. Demande-toi donc, si ce n’est pas Barbie — qui n’a aucun mobile —, qui a un mobile ? À qui cela profite de faire taire cette emmerdeuse de Julia Shumway ? »
Big Jim se tourna et fit signe à deux des nouveaux officiers — seulement identifiables par le bandana bleu qu’ils avaient noué autour de leurs biceps. L’un d’eux était un grand gaillard genre bagarreur dont le visage trahissait qu’il sortait à peine de l’enfance. L’autre ne pouvait être qu’un Killian ; cette tête en boule de bowling était aussi caractéristique qu’un timbre commémoratif. « Mickey. Richie. Expulsez-moi ces deux femmes. »
Horace était accroupi au bout de sa laisse, grognant en direction de Big Jim. Celui-ci adressa un regard de mépris au chien.
« Et si elles refusent de partir d’elles-mêmes, vous avez mon autorisation pour les attraper et les balancer par-dessus le capot de notre voiture la plus proche.
— Ce n’est pas terminé », dit Julia en pointant un doigt vers lui. Elle s’était mise à son tour à pleurer, des larmes trop brûlantes et douloureuses pour être de chagrin. « Nous n’en avons pas terminé, fils de pute. »
Le sourire de Big Jim réapparut. Il était aussi brillant que la carrosserie de son Hummer. Et tout aussi noir. « Si, dit-il. Question réglée. »
6
Big Jim repartit en direction du feu — il tenait à voir brûler le journal de la fouille-merde jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un tas de cendres — et avala une bouffée de fumée. Son cœur s’arrêta brusquement dans sa poitrine et le monde se mit à ondoyer devant ses yeux. Puis son palpitant reprit du service, mais par à-coups, anarchiquement, le faisant haleter. Il frappa du poing le côté gauche de sa poitrine et toussa violemment, moyen instantané de lutter contre l’arythmie que lui avait appris le Dr Haskell.
Son cœur continua tout d’abord à galoper de manière désordonnée (bam… pause… bam-bam-bam… pause), puis finit par reprendre un rythme régulier. Un bref instant, il l’imagina enfoui dans une masse dense de graisse jaunâtre, telle une créature vivante qui se débattrait pour se libérer avant de ne plus avoir d’air. Puis il repoussa cette image.
Je vais bien. Trop de boulot, c’est tout. Rien dont sept heures de sommeil ne pourront pas venir à bout.
Le chef Randolph arriva, une pompe indienne sur son large dos. Il avait le visage dégoulinant de sueur. « Jim ? Ça va bien ?
— Très bien », répondit Big Jim. C’était vrai. Il se sentait très bien. Il venait d’atteindre l’apogée de sa vie, l’occasion d’accéder à la grandeur dont il s’était toujours su digne. Ce n’était pas un palpitant à la noix qui allait l’empêcher d’y goûter. « C’est juste de la fatigue. Je n’ai pratiquement pas arrêté de courir.