— De toute façon, c’est trop tard. Ils nous ont vues avec Julia. Si elle écrit un article et qu’eux disent qu’ils nous ont vues avec elle, on sera sanctionnées. »
Piper ne comprenait pas très bien de quoi parlait Linda, mais elle voyait en gros de quoi il retournait. Elle eut un grand geste du bras droit. « Vous êtes dans mon église, Mrs Everett, et ce qui sera dit ici restera ici.
— Vous me le promettez ? demanda Linda.
— Oui. Et si nous discutions ? Dans ma prière, je demandais un signe. Et vous êtes arrivées, toutes les trois.
— Je ne crois pas à ce genre de trucs, dit Jackie.
— Ni moi, à vrai dire, répliqua Piper en riant.
— Ça ne me plaît pas. » Jackie s’était adressée à Julia. « Elle a beau dire, cela fait trop de personnes. Perdre mon boulot, comme Marty, c’est une chose. Je pourrais m’arranger, pour ce que je gagne. Mais avoir Jim Rennie contre moi… (Elle secoua la tête.) Ce n’est pas une bonne idée.
— Non, nous ne sommes pas trop. Juste le nombre qu’il faut, dit Piper. Êtes-vous capable de garder un secret, Mr Burpee ? »
Rommie Burpee, à qui il était arrivé de faire pas mal d’affaires douteuses, dans le temps, hocha affirmativement la tête et porta un doigt à ses lèvres. « Motus et bouche cousue, répondit-il.
— Allons dans le presbytère. » Comme Jackie hésitait, Piper tendit la main vers elle… avec beaucoup de prudence. « Venez, nous allons réfléchir ensemble. Peut-être en prenant un petit verre de whisky ? »
Cela acheva de convaincre Jackie.
3
Le camion du Service des travaux publics tournait au ralenti. Les trois hommes entassés dans la cabine étudiaient, perplexes, ce message énigmatique. Il avait été peint sur le bâtiment servant de remise, derrière les studios de WCIK, en noir sur rouge et en lettres si grandes qu’elles recouvraient presque toute la surface.
L’homme installé au milieu était Roger Killian, l’éleveur de poulets, le père de la portée de têtes creuses. Il se tourna vers Stewart Bowie, assis derrière le volant. « Qu’est-ce que ça veut dire, Stewie ? »
Ce fut Fernald Bowie qui répondit : « Ça veut dire que ce foutu Phil Bushey est plus cinglé que jamais, voilà ce que ça veut dire. » Il ouvrit la boîte à gants, en retira une paire de gants de travail pleins de graisse, révélant la présence d’un revolver de calibre 38. Il vérifia le barillet, le remit en place d’un mouvement sec du poignet et fourra l’arme dans sa ceinture.
« Tu sais, Fernie, lui dit Stewart, c’est un bon moyen de te faire sauter les coucougnettes.
— Ne t’inquiète pas pour moi, inquiète-toi pour lui », répondit Fern avec un geste vers le studio, d’où provenait, faiblement, de la musique gospel. « Il est shooté à mort depuis presque un an à force de taper dans ses réserves, et il est à peu près aussi stable que de la nitroglycérine.
— Phil aime bien qu’on l’appelle le Chef, maintenant », fit observer Roger Killian.
Ils avaient commencé par s’arrêter devant le studio et Stewart avait appuyé plusieurs fois sur le gros avertisseur du camion. Mais Phil Bushey ne s’était pas manifesté. Il se cachait peut-être ; ou peut-être errait-il dans les bois, derrière la station ; il était même possible, pensa Stewart, qu’il soit dans le labo. Parano. Dangereux. Le revolver n’était pas une bonne idée pour autant. Il se pencha, enleva l’arme de la ceinture de Fern et la rangea sous le siège du conducteur.
« Hé ! protesta Fern.
— Pas question que tu t’en serves ici, lui dit Stewart. Tu serais capable de nous faire tous sauter. » Il se tourna vers Roger. « Quand est-ce que tu as vu cet enfoiré pour la dernière fois ? »
Roger réfléchit à la question. « Doit faire quatre semaines, au moins — depuis la dernière grande livraison. Quand le gros hélicoptère Chinook est venu. »
Stewart réfléchit à son tour. Pas bon, ça. Si Bushey était dans les bois, pas de problème. S’il se planquait dans le studio, complètement parano, et qu’il les prenait pour des agents fédéraux, toujours pas de problème sans doute… à moins qu’il ne décide de faire une sortie avec son artillerie, bien sûr.
Mais s’il se trouvait dans la remise, là le problème risquait de devenir sérieux.
Stewart s’adressa à son frère : « Il y a plusieurs bouts de bois à l’arrière du camion. Du solide. Prends-en un. Si Phil rapplique et commence à faire le mariole, colle-lui-en une bonne.
— Et s’il a un pétard ? demanda Roger, tout à fait logiquement.
— Il n’en aura pas », répondit Stewart. Et s’il n’en était pas absolument sûr, il avait ses ordres : deux bonbonnes de propane à livrer d’urgence à l’hôpital. Et nous allons y transporter les autres dès que nous pourrons, lui avait dit Big Jim. Officiellement, la fabrique de méth est fermée.
C’était un soulagement ; quand ils se seraient sortis de cette histoire de Dôme, Stewart avait aussi l’intention de laisser tomber son affaire de croque-mort. Et d’aller se dorer la pilule dans un pays chaud, la Jamaïque ou la Barbade. Il ne voulait plus voir un seul cadavre. Mais il n’avait pas envie d’être celui qui dirait au « chef » Bushey qu’ils fermaient boutique, ce dont il avait informé Big Jim.
Laisse-moi m’occuper du Chef, lui avait répondu Big Jim.
Stewart contourna le bâtiment avec le gros camion orange et manœuvra pour se présenter à cul devant les portes de derrière. Il laissa tourner le moteur pour pouvoir utiliser le treuil et l’engin de levage.
« Regardez-moi ça », s’émerveilla Roger Killian. Il était tourné vers l’ouest, où le soleil descendait au milieu d’un inquiétant magma rougeâtre. Il allait bientôt passer derrière la grande souillure noire laissée par l’incendie de forêt et prendrait l’allure fantomatique d’une éclipse malpropre. « C’est pas incroyable, ce truc ?
— Arrête de lambiner, dit Stewart. Je ne veux pas traîner. Va te chercher un morceau de bois. Un solide. »
Fern passa par-dessus l’engin de levage et prit une pièce de bois qui avait à peu près la taille d’une batte de baseball. Il l’empoigna à deux mains et simula un lancer. « Ça devrait aller, dit-il.
— Une vraie marron-framboise », dit un Roger rêveur, pensant aux crèmes glacées Baskin-Robbins. Il était toujours tourné vers l’ouest, s’abritant les yeux de la main.
Stewart, qui était en train d’effectuer le processus compliqué de déverrouillage de la porte arrière (comprenant un clavier et deux serrures), s’arrêta le temps de demander à Roger ce qu’il racontait encore comme connerie.
« Trente et un parfums », répondit Roger. Il sourit, exhibant des dents pourries que n’avait jamais examinées Joe Boxer ni aucun autre dentiste.
Stewart ne comprenait rien à ce que racontait Roger, mais son frère avait suivi. « T’imagine pas que c’est une pub de crème glacée collée sur le Dôme, dit Fern. À moins qu’on trouve des Baskin-Robbins dans l’Apocalypse.