— Les dictateurs ont toujours pris les enfants en otage, observa Rusty. Il vient un moment où les gens doivent savoir dire non.
— Mais pas ici, et pas maintenant. C’est l’idée de Jackie, laissons-la s’en occuper. Je ne veux pas m’en mêler et je ne veux pas que tu t’en mêles. »
Il savait pourtant que s’il l’exigeait d’elle, elle le ferait ; c’était ce qui s’exprimait sous ce discours. Si cela faisait de lui le patron, voilà qui ne l’enchantait pas.
« Tu vas aller travailler ? demanda-t-il.
— Bien sûr. Les petites iront chez Marta et Marta les emmènera à l’école ; Linda et Jackie iront pointer pour une nouvelle journée de travail sous le Dôme. Toute autre attitude paraîtrait curieuse. Je déteste devoir fonctionner de cette façon. » Elle poussa un soupir. « Et je suis fatiguée. » D’un coup d’œil, elle vérifia que les filles ne pouvaient pas l’entendre. « Je suis foutrement crevée, oui. C’est à peine si j’ai dormi. Et toi, tu vas à l’hôpital ? »
Rusty secoua la tête. « Non. Ginny et Twitch vont se débrouiller tout seuls jusqu’à midi au moins… avec l’aide du nouveau, je pense que ça devrait aller. Thurston est un peu du genre New Age, mais on peut compter sur lui. Je vais aller chez Claire McClatchey. Il faut que je parle aux gosses et je dois aller voir l’endroit où ils ont détecté ce pic de rayonnement avec le compteur Geiger.
— Qu’est-ce que je dis si on me demande où tu es ? »
Rusty réfléchit. « La vérité, c’est le plus simple. En partie, du moins. Que j’enquête sur un éventuel générateur qui serait responsable de l’existance du Dôme. Cela pourrait faire réfléchir Rennie sur la suite qu’il compte donner aux évènements.
— Et si on me demande où ? Parce qu’on me le demandera.
— Réponds que tu ne le sais pas, que tu crois simplement que c’est à l’ouest de la ville.
— Black Ridge est au nord.
— Justement. Si Rennie donne l’ordre à Randolph d’envoyer sa cavalerie, je préfère que ce soit par là. Et si jamais on t’en fait le reproche par la suite, tu diras que tu étais fatiguée et que tu as dû te tromper. Et écoute-moi, ma chérie : avant de partir, tu devrais faire la liste des gens qui peuvent avoir des doutes sur la culpabilité de Barbie. » Encore une fois, voilà qu’il pensait en termes de nous et eux. « Il faut qu’on puisse leur parler avant la réunion de demain soir. Très discrètement.
— Rusty… tu es bien sûr ? Parce que après l’incendie d’hier soir tout le monde va se lancer dans la chasse aux amis de Dale Barbara.
— Si j’en suis sûr ? Oui. Est-ce que ça me plaît ? Certainement pas. »
De nouveau, Linda leva les yeux vers le ciel aux nuances jaunâtres, puis elle regarda les deux chênes, sur la pelouse de la façade, avec leurs feuilles qui pendaient, inertes, et leur couleur éclatante qui tournait au marron éteint. Elle soupira. « Si c’est Rennie qui a tendu un piège à Barbie, alors c’est aussi lui qui a fait mettre le feu au journal. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et si Jackie parvient à faire évader Barbie, où va-t-elle le planquer ? Où sera-t-il en sécurité ?
— Il va falloir y penser.
— Si jamais tu trouves le générateur et que tu l’arrêtes, toute cette connerie à la James Bond devient inutile.
— Prie pour que ce soit le cas.
— Je vais le faire. Et les radiations ? Je ne veux pas que tu me reviennes avec une leucémie, ou Dieu sait quoi.
— J’ai mon idée là-dessus.
— On peut savoir laquelle ? »
Rusty sourit. « Probablement pas. Elle est plutôt dingue. »
Elle entrelaça ses doigts à ceux de son mari. « Sois prudent. »
Il l’embrassa légèrement. « Toi aussi. »
Ils regardèrent Jackie qui poussait les filles sur les balançoires. Ils avaient de bonnes raisons d’être prudents. N’empêche, pensa Rusty, le risque allait devenir un élément majeur de sa vie. Si, bien entendu, il voulait continuer à pouvoir se regarder dans la glace en se rasant le matin.
2
Horace le corgi aimait la nourriture des humains.
En fait, Horace le corgi adorait la nourriture des humains. Comme il avait pris un peu trop de poids (sans parler d’un peu de gris autour du museau, ces dernières années), c’était très malsain, et Julia avait arrêté de le suralimenter après que le véto lui avait déclaré, sans prendre de gants, que sa générosité raccourcissait la vie de son fidèle compagnon. La conversation avait eu lieu six mois auparavant ; depuis lors, Horace avait été mis au régime des Bil-Jac, complétés de temps en temps par des petites douceurs diététiques pour chien. Celles-ci avaient l’aspect d’emballages en plastique et, à voir le regard de reproche que lui adressait Horace avant de les manger, devaient sans doute avoir le goût d’emballages en plastique. Mais elle n’en démordait pas : finis, la peau de poulet grillée, les bouts de fromage, les morceaux de beignets matinaux.
Si l’accès aux comestibles verboten lui était à présent impossible, cela ne les avait pas fait complètement disparaître ; ce régime imposé l’obligeait simplement à fouiller partout, ce qui plaisait assez à Horace en le faisant retourner aux mœurs prédatrices de ses lointains ancêtres maraudeurs. Ses marches matinales et vespérales, en particulier, étaient riches de délices culinaires. Stupéfiant ce que les gens abandonnaient dans le caniveau, le long de Main Street et de West Street, l’itinéraire habituel de sa promenade. Frites, chips, crackers au beurre de cacahuètes, emballages de crème glacée avec des restes de chocolat dessus. Une fois, il était tombé sur une tarte Table Talk entière. Elle avait disparu du plat pour se retrouver dans son estomac le temps de dire cholestérol.
Il ne réussissait pas toujours à engloutir tout ce sur quoi il tombait ; Julia voyait parfois ce qui l’attirait et elle tirait sur sa laisse avant qu’il ait pu l’avaler. Mais il y parvenait neuf fois sur dix, car Julia marchait souvent avec un livre ou le New York Times à la main. Être ignoré du fait du New York Times avait aussi des inconvénients — quand il avait envie de se faire gratter le ventre, par exemple — mais pendant les promenades, cette distraction était une bénédiction. Pour le petit corgi jaune, elle était synonyme de gourmandise.
On l’ignorait, ce matin-là. Julia et l’autre femme — la propriétaire de la maison, vu que son odeur imprégnait tout, en particulier les alentours de la salle où vont les humains pour faire leurs besoins et marquer leur territoire — n’arrêtaient pas de parler. À un moment donné, l’autre femme avait pleuré et Julia l’avait prise dans ses bras.
« Je vais mieux, mais c’est loin d’être parfait », disait Andrea. Les deux femmes se tenaient dans la cuisine. Horace sentait l’odeur du café qu’elles buvaient. Du café froid, pas chaud. Il sentait aussi une odeur de pâtisserie. Du genre avec un glaçage. « J’en ai encore envie. » Si elle parlait des pâtisseries avec glaçage, Horace aussi.
« Tu risques d’avoir cette envie encore longtemps, dit Julia, et ce ne sera même pas le plus dur. Je salue ton courage, Andi, mais Rusty avait raison — arrêter d’un coup, c’est de la folie. Et c’est dangereux. Tu as sacrément de la chance de ne pas avoir été prise de convulsions.
— Pour ce que j’en sais, ça m’est peut-être arrivé. » Andrea but un peu de café. Horace entendit le bruit de déglutition. « Si tu savais l’intensité des rêves que j’ai faits ! Dans l’un, il y avait un incendie. Un gros. Pour Halloween.