Au lieu de cela, il s’approcha à nouveau du boîtier et se mit à genoux devant, posture qui, à son goût, rappelait un peu trop celle de la prière.
Il se débarrassa de l’un des gants, toucha le sol de la main près du boîtier mais la retira précipitamment. Brûlant. Des fragments du tablier avaient fait cramer l’herbe. Il tendit alors la main vers le boîtier lui-même, se raidissant en prévision d’une brûlure ou d’un nouveau choc… ni l’une ni l’autre n’étant ce qu’il redoutait le plus. Ce dont il avait peur, c’était de revoir ces formes gainées de cuir, ces choses qui faisaient penser à des têtes et n’étaient pas tout à fait des têtes, s’inclinant les unes vers les autres comme des conspirateurs hilares.
Il n’y eut rien. Ni visions, ni chaleur. Le boîtier gris était frais, alors même que le tablier venait juste d’y prendre feu et d’y fondre sous ses yeux.
L’éclat de lumière violacée se déclencha. Si Rusty se garda de mettre la main devant, il n’hésita cependant pas à prendre le boîtier par les côtés, faisant mentalement ses adieux à sa femme et à ses filles, s’excusant auprès d’elles de n’être qu’un pauvre fou. Il s’attendait à prendre feu et à brûler. Comme rien ne se passait, il essaya de soulever l’objet. Alors qu’il avait la taille d’une assiette et n’était guère plus épais, il ne put le faire bouger. Il aurait aussi bien pu être soudé au sommet d’un pilier enfoncé dans trente mètres de roche-mère de Nouvelle-Angleterre. Ce qui n’était nullement le cas. Il était simplement posé sur un lit d’herbes tassées, et ses doigts se rejoignirent quand il les glissa dessous. Il les entrelaça et essaya de nouveau de soulever le boîtier. Il n’y eut ni choc, ni vision, ni chaleur ; et pas le moindre mouvement. Rien.
Il pensa : Mes mains tiennent un artefact venu d’un autre monde. Une machine fabriquée par des extraterrestres. J’ai peut-être aperçu un instant ceux qui la font fonctionner.
L’idée était intellectuellement stupéfiante — sidérante, même —, mais elle ne déclencha rien en lui sur le plan émotionnel ; peut-être était-il trop abasourdi, trop complètement dépassé par une information impossible à intégrer.
Et ensuite ? Que diable vais-je faire ensuite ?
Aucune idée. Et il n’était pas totalement dépourvu d’émotions, en fin de compte, puisqu’il se sentit envahi par une vague de désespoir et qu’il eut du mal à retenir le cri qui aurait donné voix à ce désespoir. Les quatre personnes qui attendaient en bas auraient pu l’entendre et croire qu’il était en difficulté. Ce qui, bien entendu, était le cas. Mais il n’était pas le seul.
Il se remit debout sur des jambes flageolantes qui menaçaient de le trahir à tout instant. L’air chaud, étouffant, lui donnait l’impression de coller à la peau comme de l’huile. Il revint lentement vers le van au milieu des arbres croulant sous les pommes. La seule chose dont il était certain était qu’en aucun cas il ne mettrait Big Jim au courant de l’existence du générateur. Non pas parce qu’il aurait voulu le détruire, mais parce qu’il l’aurait fait garder pour empêcher qu’il le soit. Pour faire en sorte que l’appareil continue à fonctionner tel qu’il fonctionnait, lui permettant de continuer à faire ce qu’il faisait. Car pour le moment, au moins, telle qu’elle était, la situation plaisait bien à Big Jim.
Rusty ouvrit la portière du van et à cet instant-là, à moins de deux kilomètres au nord de Black Ridge, une explosion énorme fracassa le jour. Comme si Dieu lui-même venait de tirer un coup de feu céleste.
Il poussa un cri de surprise et leva les yeux. Il fut tout de suite obligé de les abriter de la main, tant l’éclat du soleil temporaire qui venait de se mettre à flamboyer aux limites du T-90 et de Chester’s Mill était aveuglant. Un nouvel avion venait de s’écraser contre le Dôme. Si ce n’est que cette fois, il ne s’agissait pas d’un modeste Seneca V. Des tourbillons d’une fumée noire s’élevèrent du point d’impact, que Rusty estima se situer à une altitude de quatre mille mètres. Si on pouvait décrire la tache noire laissée par les missiles comme un grain de beauté sur la joue du ciel, cette nouvelle marque était une tumeur de la peau. Une tumeur qu’on avait laissée follement dégénérer.
Rusty en oublia le générateur. Il en oublia les quatre personnes qui l’attendaient. Il en oublia ses propres enfants — pour lesquels il venait de prendre le risque d’être brûlé vif et anéanti. L’espace de deux minutes, il n’y eut rien d’autre dans son esprit qu’un noir effroi.
Des débris retombaient vers la terre, de l’autre côté du Dôme. Le quart avant de l’avion, broyé, fut suivi d’un moteur en feu ; le moteur fut suivi d’une avalanche de sièges d’avion bleus, beaucoup avec leur passager encore attaché dessus ; les sièges furent suivis d’une grande aile brillante qui valsait comme une feuille de papier dans un courant d’air ; et l’aile fut suivie de la queue de ce qui était probablement un 767. Elle était peinte en vert foncé. Elle comportait un logo dessiné en vert plus clair. Rusty crut reconnaître un trèfle.
Mais pas n’importe quel trèfle. Le symbole de l’Irlande.
Puis ce qui restait du fuselage s’écrasa au sol telle une flèche défectueuse et déclencha un incendie dans les bois.
18
L’explosion secoue la ville et tout le monde sort pour voir. Partout dans Chester’s Mill, les gens sortent pour voir. Ils se tiennent devant leur maison, dans les allées, sur les trottoirs ou au milieu de Main Street. Et alors que le ciel, en direction du nord, est envahi de nuages, ils sont obligés de s’abriter les yeux de la lumière — de ce qui apparaît à Rusty, de la hauteur où il se tient, comme un deuxième soleil.
Ils comprennent ce qui vient d’arriver, bien sûr ; ceux qui ont la meilleure vue sont même capables de déchiffrer le nom sur la carlingue de l’appareil qui dégringole, avant qu’elle ne disparaisse au milieu des arbres. Rien de surnaturel ; c’est déjà arrivé, il y a à peine quelques jours (à une échelle beaucoup plus réduite, d’accord). Mais l’événement provoque une sorte de terreur sourde chez les habitants de Chester’s Mill, terreur sourde qui continuera à tenir la ville sous sa coupe jusqu’à la fin.
Quiconque a accompagné un malade en phase terminale vous dira que vient un moment où le déni laisse finalement la place à l’acceptation. Pour la plupart des habitants de Chester’s Mill, ce point de bascule se situa le 25 octobre, en milieu de matinée, alors que, seuls ou en compagnie d’autres personnes, ils voyaient les trois cents et quelque passagers dégringoler dans les bois du TR-90.
Un peu plus tôt ce matin-là, ceux qui portaient le brassard bleu de « solidarité » constituaient peut-être quinze pour cent de la population ; au crépuscule de ce même jour, ils seront deux fois plus nombreux. Et quand le soleil descendra, le lendemain, plus de cinquante pour cent.
Le déni laisse la place à l’acceptation ; l’acceptation engendre la dépendance. Quiconque a accompagné un malade en phase terminale vous dira aussi cela. Les malades ont besoin que quelqu’un leur apporte leurs pilules et le verre de jus de fruits frais avec lequel ils les feront descendre. Ils ont besoin de quelqu’un pour soulager la douleur de leurs articulations avec un gel à l’arnica. Ils ont besoin de quelqu’un assis près d’eux au cœur de la nuit, quand les heures s’étirent. Ils ont besoin que quelqu’un leur dise : Dors, maintenant, ça ira mieux demain. Je suis là, tu peux dormir. Dors et laisse-moi prendre soin de tout.