— Est-ce que Thurston a parlé de l’état de Junior à Rennie ?
— Oui. Il lui a dit que le problème pouvait être sérieux. Mais pas aussi sérieux, apparemment, que tous ces coups de téléphone qu’il donnait. Quelqu’un a dû lui parler de la Journée des Visiteurs au Dôme de vendredi. Ça l’a rendu furibard. »
Rusty pensa à la boîte au sommet du Black Ridge, ce modeste rectangle de faible épaisseur et de quelques dizaines de centimètres carrés qu’il n’avait pourtant pas été capable de soulever. Ni même de faire bouger. Il pensa aussi aux têtes de cuir ricanantes qu’il avait brièvement entraperçues.
« Il y en a qui n’approuvent tout simplement pas l’idée d’avoir des visiteurs », fit-il observer.
5
« Comment tu te sens, Junior ?
— Ça va. Mieux. »
Il paraissait hébété, indifférent. Il portait un pantalon d’hôpital et se tenait assis à côté de la fenêtre. Une lumière impitoyable éclairait son visage hagard. Il avait l’air d’un quadragénaire qui en aurait bavé.
« Dis-moi ce qui est arrivé avant que tu t’évanouisses.
— Je voulais aller à la fac, mais à la place, je suis passé chez Angie. Je voulais lui dire de se raccommoder avec Frank. Il avait déconné dans les grandes largeurs. »
Rusty envisagea de demander à Junior s’il savait que Frank et Angie étaient morts tous les deux, mais préféra finalement s’abstenir — à quoi cela aurait-il servi ? « Tu voulais aller à la fac ? Et le Dôme ?
— Oh, c’est vrai », dit Junior de cette même voix dépourvue d’émotion, indifférente. « J’avais oublié.
— Quel âge as-tu, Junior ?
— Vingt… vingt et un ans ?
— Comment ta mère s’appelait-elle ? »
Junior parut réfléchir. « Jason Giambi[11] », répondit-il au bout d’un moment, éclatant d’un rire strident. Son expression indifférente et hagarde, cependant, resta inchangée.
« Quand est-ce que le Dôme est tombé ?
— Samedi.
— Ce qui fait combien de temps ? »
Junior fronça les sourcils. « Une semaine ? répondit-il finalement. Deux ? Ça fait un bout de temps, c’est sûr. » Il se tourna vers Rusty. Le Valium que lui avait injecté Thurston lui faisait briller les yeux. « C’est Baaarbie qui vous a dit de me poser toutes ces questions ? Il les a tuées, vous savez (il hocha la tête). On a retrouvé ses laques militaires… ses plaques militaires.
— Barbie ne m’a rien demandé du tout. Il est en prison.
— Et bientôt il sera en enfer, constata Junior d’un ton sec, détaché. On va lui faire son procès et on va l’exécuter. Mon père l’a dit. La peine de mort n’existe pas dans le Maine, mais nous sommes comme en état de guerre. La salade aux œufs contient trop de calories.
— C’est exact », dit Rusty. Il avait pris avec lui un stéthoscope, un tensiomètre et un ophtalmoscope. Il enroula le brassard autour du biceps de Junior. « Peux-tu me donner le nom des trois derniers présidents dans l’ordre, Junior ?
— Bien sûr. Bush, Push et Tush. »
Il partit d’un rire dément, son expression restant la même.
La tension de Junior était de 14,7/12. Rusty s’était attendu à pire. « Te rappelles-tu qui est venu te voir avant moi ?
— Ouais. Le vieux qu’on a trouvé avec Frank, près de l’étang. Avant qu’on trouve les gosses. J’espère qu’ils vont bien. Ils sont vraiment trop mignons.
— Et tu te souviens de leur nom ?
— Aidan et Alice Appleton. On est allés en boîte et y’avait une rouquine qui m’a branlé sous la table. J’ai cru qu’elle allait me la raboter complètement avant d’arriver debout… Au bout. »
Rusty grommela un acquiescement et prit l’ophtalmoscope. L’œil droit de Junior était normal. En revanche, la papille optique du gauche était dilatée, état connu sous le nom d’œdème papillaire. Il s’agissait du symptôme classique d’une tumeur cérébrale à un stade avancé.
« Vu un truc vert, Albert ?
— Non. » Rusty posa l’ophtalmoscope puis leva l’index devant la figure de Junior. « Tu vas toucher mon doigt avec ton doigt. Puis tu te toucheras le nez. »
Junior s’exécuta. Rusty se mit alors à déplacer lentement son doigt d’un côté et de l’autre. « Continue. »
Junior réussit à aller du doigt en mouvement à son nez la première fois. Puis il toucha le doigt de Rusty mais atterrit sur sa joue. La troisième fois, il manqua le doigt et toucha son sourcil droit. « Houlà ! On joue encore ? Je peux faire ça toute la journée, vous savez. »
Rusty repoussa sa chaise et se leva. « Je vais t’envoyer Ginny Tomlinson avec une ordonnance.
— Et après, je pourrais retourner à la raison — à la maison, je veux dire ?
— Non, tu passeras la nuit ici avec nous, Junior. En observation.
— Mais je vais très bien, non ? J’ai juste eu une de mes migraines — d’accord, une méchante — mais c’est terminé, à présent. Tout va bien, non ?
— Je ne peux rien te dire pour le moment, répondit Rusty. Je dois d’abord parler avec Thurston Marshall et consulter quelques livres.
— C’est pas sérieux. Ce type est prof d’anglais, il est pas toubib.
— Possible, mais il t’a bien traité. Mieux que toi et Frank vous l’avez traité, si j’ai bien compris. »
Junior eut un geste désinvolte de la main. « On faisait juste que rigoler. Sans compter que les traifants, on les a bien ratés, non ?
— Je n’ai pas envie d’en parler avec toi, Junior. Pour le moment, détends-toi, c’est tout. Regarde la télé, par exemple. »
Junior parut réfléchir à la suggestion. « Qu’est-ce qu’il y a pour dîner ? »
6
Étant donné les circonstances, la seule chose que Rusty pouvait faire (à sa connaissance) pour réduire la dilatation dans ce qui tenait lieu de cerveau à Junior, était de lui injecter du mannitol en intraveineuse. Il tira la fiche accrochée à la porte et y vit, agrafée, une note dont l’écriture en boucles ne lui était pas familière :
Cher Dr Everett : que pensez-vous du mannitol pour ce patient ? Je ne peux pas en prescrire, connais pas les dosages.
Rusty ajouta le dosage. Ginny avait raison ; Thurston Marshall était bon.
7
La porte de la chambre de Big Jim était ouverte et la pièce vide. Rusty entendit cependant sa voix, en provenance de ce qui avait été le siestodrome de feu le Dr Haskell. Rusty s’y rendit. Il ne pensa pas à prendre avec lui la fiche du deuxième conseiller, oubli qu’il regretta plus tard.
Big Jim, habillé de pied en cap, était assis près de la fenêtre, le téléphone collé à l’oreille en dépit du panneau, sur le mur, représentant un téléphone portable d’un rouge éclatant barré d’un X plus rouge encore, sans doute destiné aux analphabètes. Rusty se dit qu’il allait avoir beaucoup de plaisir à donner l’ordre de raccrocher à Big Jim. Sans doute pas la manière la plus diplomatique d’entamer une consultation-discussion, mais il en avait bien l’intention. Il s’avança, puis s’immobilisa. Brusquement.
Un souvenir très clair venait de lui revenir à l’esprit : ne pouvant dormir, il s’était levé pour aller manger un morceau du pain aux airelles de Linda et avait entendu Audrey qui gémissait doucement depuis la chambre des filles. Il était descendu pour aller voir ce qui se passait. La chienne était assise sur le lit de Jannie, sous le poster d’Hannah Montana, l’ange gardien de la petite.