Outre les tentes déjà dressées, on en érigeait quatre nouvelles, tout en longueur. Les panneaux plantés devant indiquaient ACCUEIL DES VISITEURS 1, ACCUEIL DES VISITEURS 2, PREMIERS SECOURS pour les trois premières, et RAFRAÎCHISSEMENTS devant la dernière et la plus grande. Peu après qu’Ollie, assis par terre, avait commencé à jeter ses cailloux contre le Dôme, étaient arrivés deux camions transportant des Sanisettes. Des rangées de chiottes d’un bleu joyeux s’alignaient à présent, assez loin du secteur où les visiteurs se tiendraient pour parler à leurs proches, qu’il pourraient voir mais non toucher.
Ce qui était sorti de la tête de sa mère avait l’aspect d’une confiture de fraises couverte de moisissures ; ce que ne comprenait pas le jeune garçon c’était pourquoi elle l’avait fait comme ça, et pourquoi là. Pourquoi choisir la pièce dans laquelle ils prenaient la plupart de leurs repas ? S’était-elle tellement enfoncée dans son chagrin qu’elle en avait oublié son second fils, lequel finirait peut-être par manger à nouveau (à moins qu’il ne mourût avant) mais n’oublierait jamais l’horreur qu’il avait découverte, gisant sur le sol de la cuisine ?
Ouaip, pensa-t-il. Enfoncée aussi loin. Parce que Rory a toujours été son préféré, son chouchou. C’est à peine si elle me voyait, sauf si j’oubliais de m’occuper des vaches ou de nettoyer l’étable quand elles paissaient. Ou si je ramenais une mauvaise note à la maison. Parce que luin’en ramenait que des bonnes.
Il lança une pierre.
BONK. Silence.
Des soldats installèrent des panneaux à proximité du Dôme. On lisait, sur ceux tournés vers la ville prisonnière :
Ollie supposa que les panneaux tournés dans l’autre sens disaient la même chose et qu’ils seraient peut-être efficaces, parce qu’il y aurait des tas de gens pour maintenir l’ordre. De ce côté-ci, se masseraient quelque huit cents habitants pour peut-être deux douzaines de flics dont la plupart n’avaient aucune expérience. Tenir les gens à distance serait aussi facile que d’empêcher la marée montante d’aplatir un château de sable.
Ses sous-vêtements étaient mouillés. Il y avait une flaque entre ses jambes écartées. Elle s’était pissé dessus, à l’instant où elle appuyait sur la détente ou tout de suite après. Sans doute après, pensait Ollie.
Il jeta un caillou.
BONK. Silence.
Un militaire se tenait non loin de lui. Il paraissait très jeune. Il ne portait aucun insigne sur ses manches et Ollie supposa donc que c’était un simple soldat. On aurait dit qu’il avait seize ans, mais sans doute devait-il être un peu plus âgé. Il avait entendu raconter des histoires d’ados mentant sur leur âge pour s’engager, mais cela devait remonter à une époque où il n’y avait pas d’ordinateurs pour contrôler ce genre de détails.
Le militaire regarda autour de lui, vérifiant que personne ne faisait attention, et parla à voix basse. Il avait un accent du Sud. « Mon gars ? Tu veux pas arrêter de faire ça ? Tu me rends dingue.
— T’as qu’à aller ailleurs », répondit Ollie.
BONK. Silence.
« Peux pas. J’ai des ordres. »
Au lieu de répondre, Ollie lança un autre caillou.
BONK. Silence.
« Pourquoi tu fais ça ? » demanda le soldat. Il manipulait d’un air affairé les deux panneaux qu’il tenait pour pouvoir continuer à parler à Ollie.
« Parce qu’il y en a un qui finira par ne pas rebondir. Et quand ça arrivera, je m’en irai et je ne reverrai plus jamais la ferme. Je ne trairai plus une seule vache. Comment il est, l’air, de votre côté ?
— Agréable. Mais un peu trop frais. Je viens de Car’line du Sud. Fait pas aussi frais en octobre en Car’line du Sud, je peux te dire. »
Là où se trouvait Ollie, à moins de trois mètres du gars du Sud, il faisait chaud. Et l’air puait.
Le soldat pointa un doigt en direction de la ferme. « Pourquoi t’arrêterais pas de lancer des cailloux pour aller t’occuper des vaches ? » dit-il de son lourd accent de Caroline du Sud. « Tu pourrais les faire rentrer dans l’étable, les traire, leurs graisser les tétines — un truc comme ça.
— On n’a pas besoin de les faire rentrer. Elles savent où elles doivent aller. Et il n’y a pas besoin de les traire, en ce moment, et elle n’ont pas besoin de Bag Balm, non plus. Leurs tétines sont bien sèches.
— Ah oui ?
— Ouais. Mon père dit que l’herbe, elle est pas normale. Il dit que l’herbe, elle est pas normale parce que l’air est pas normal. Ça sent pas bon ici. Ça pue la merde.
— Ah oui ? » Le soldat paraissait fasciné. Il donna un ou deux coups de marteau sur le piquet portant le panneau double face, même s’il paraissait déjà solidement enfoncé.
« Ouais. Ma mère s’est suicidée ce matin. »
Le soldat venait de soulever son marteau pour donner un autre coup. Il laissa retomber l’outil le long de son corps. « Tu déconnes, hein ?
— Non. Elle s’est tiré un coup de fusil, dans la cuisine. C’est moi qui l’ai trouvée.
— Oh, merde, c’est horrible », dit le soldat en s’approchant du Dôme.
« On a emmené mon frère en ville quand il s’est blessé, dimanche dernier, parce qu’il était encore vivant — un peu — mais ma mère était morte, complètement morte, et on l’a enterrée sur le tertre. Mon père et moi. Elle aimait bien ce coin. Il était joli, avant que tout devienne à chier ici.
— Bordel, mon gars ! Tu viens de vivre un enfer !
— J’y suis toujours », répondit Ollie et, comme si ces mots avaient ouvert quelque chose en lui, il se mit à pleurer.
Il se leva et s’approcha du Dôme. Lui et le jeune soldat se faisaient face, à moins de trente centimètres l’un de l’autre. Le soldat leva une main, fit un peu la grimace lorsque le choc de courte durée le traversa. Il posa sa main contre la paroi invisible, doigts étalés. Ollie en fit autant de son côté du Dôme. Leurs mains paraissaient se toucher, doigt contre doigt, paume contre paume, mais n’entraient pourtant pas en contact. Ce geste futile allait être répété des centaines, des milliers de fois le lendemain.
« Mon p’tit gars…
— Soldat Ames ! lança une voix de stentor. Tire ton cul de là ! »
Le soldat Ames sursauta comme un gosse surpris à voler des confitures.
« Ramène-toi par ici ! Tu seras de corvée !
— Tiens bon, mon p’tit gars », dit le soldat Ames avant de courir se faire passer un savon.
Ollie imaginait qu’il ne pouvait s’agir que d’une engueulade, vu qu’on ne pouvait guère dégrader un simple soldat. Sûr qu’ils allaient lui faire faire le sale boulot qu’il y avait à faire, tout ça pour avoir parlé avec l’un des animaux du zoo.J’ai même pas eu droit à des cacahuètes, pensa Ollie.
Pendant quelques instants, il regarda les vaches qui ne donnaient plus de lait — et qui broutaient à peine — puis il se rassit à côté de son sac à dos de scout. Il fouilla dedans et trouva un beau caillou bien rond. Il pensa alors au vernis à ongles qui s’écaillait au bout des doigts de sa mère morte, ses doigts étalés juste à côté du fusil qui fumait encore. Puis il lança le caillou. Il heurta le Dôme. Rebondit.
BONK. Silence.