En réalité, est-ce que c’est important ? Quand tout d’un coup on ne nous verra plus en ville, tout le monde se doutera bien des raisons de notre disparition.
Mais s’en douter n’était pas tout à fait savoir, et si Rennie et Randolph ne pouvaient rien avoir de plus que des soupçons, les amis et les proches qu’ils laissaient derrière eux auraient moins de chances d’être soumis à un interrogatoire musclé.
Auraient. En de telles circonstances, se rendit compte Jackie, ce conditionnel était redoutable.
L’hymne touchait à sa fin. Il y eut de nouveau des applaudissements et le deuxième conseiller de la ville prit la parole. Jackie vérifia son arme — elle avait récupéré le pistolet qu’elle avait en réserve — et se dit que les quelques minutes qui allaient suivre seraient probablement les plus longues de sa vie.
18
Barbie et Rusty se tenaient à hauteur de leurs portes respectives, chacun dans sa cellule, d’où ils écoutèrent Big Jim se lancer dans son laïus. Grâce aux haut-parleurs disposés devant l’hôtel de ville, ils l’entendaient assez bien.
« Merci ! Merci à vous tous ! Merci d’être venus ! Et merci d’être les gens les plus courageux, les plus coriaces et les plus vaillants de tous les États-Unis ! »
Applaudissements enthousiastes.
« Mesdames et messieurs… et vous aussi, les jeunes, j’en vois plusieurs dans le public… »
Rires bon enfant.
« Nous nous trouvons dans une situation terrible. Cela, vous le savez déjà. Ce soir, j’ai l’intention de vous expliquer comment nous en sommes arrivés là. Je ne sais pas tout, mais je vais vous dire ce que je sais, parce que vous le méritez. Quand j’aurai fini de dresser le tableau, nous aurons à prendre un certain nombre de décisions. Il y en a peu, mais elles sont importantes. Avant tout, je tiens à vous dire à quel point je suis fier de vous, combien je me sens humble devant la tâche que Dieu et vous m’avez confiée en faisant de moi votre dirigeant dans cette situation critique, et je tiens à vous assurer qu’ensemble nous surmonterons cette épreuve, qu’ensemble, et avec l’aide de Dieu, nous en sortirons plus forts, plus honnêtes, meilleurs que nous ne l’étions avant ! Nous sommes peut-être comme les Juifs dans le désert, en ce moment… »
Barbie leva les yeux au ciel et Rusty fit un geste obscène avec le poing.
« … mais nous atteindrons bientôt Canaan et nous nous retrouverons au festin de lait et de miel que Dieu et nos compatriotes américains auront certainement préparé pour nous ! »
Tonnerre d’applaudissements. On aurait dit que tout le monde s’était levé pour acclamer ces paroles. Il était à peu près certain que si jamais il se passait quelque chose par ici, les trois ou quatre flics qui gardaient le poste seraient massés sur le pas de la porte, écoutant Big Jim. « Tenez-vous prêt, mon vieux, dit Barbie.
— Je suis prêt. Croyez-moi, je suis prêt », répondit Rusty.
Dans la mesure où Linda ne sera pas parmi ceux qui ont prévu de participer à l’assaut, pensa-t-il. Il ne voulait pas qu’elle tue quelqu’un et voulait encore moins qu’elle risque être tuée. Pas pour lui. Qu’elle reste donc où elle est. Ce type est peut-être cinglé, mais au moins, tant qu’elle est avec les autres, elle est en sécurité.
Voilà ce qu’il pensait quand la fusillade commença.
19
Big Jim exultait. Ils étaient là où il voulait qu’ils soient : dans le creux de sa main. Des centaines de gens, ceux qui avaient voté pour lui et ceux qui n’avaient pas voté pour lui. Il n’avait jamais vu autant de personnes s’entasser dans la salle du conseil, pas même lorsqu’il s’agissait de discuter de la prière à l’école ou du budget scolaire. Ils étaient assis cuisse contre cuisse, épaule contre épaule, dehors comme dedans, et ils faisaient plus que l’écouter. Avec Sanders qui avait déserté et Andrea Grinnell assise au milieu du public (difficile de rater cette robe rouge, au troisième rang), il tenait son monde. Leurs yeux le suppliaient de s’occuper d’eux. De les sauver. Ce qui achevait de le faire exulter était d’avoir son garde du corps à côté de lui et de voir les flics — ses flics — alignés des deux côtés de la salle. Tous n’étaient pas encore en uniforme, mais tous étaient armés. Et au moins une centaine de personnes, dans le public, portaient un brassard bleu. Pratiquement une armée privée.
« Mes chers concitoyens, comme la plupart d’entre vous le savent, nous avons arrêté un homme du nom de Dale Barbara… »
Des hou-hou bruyants et des sifflets, une vraie tempête, accueillirent ce nom. Big Jim attendit qu’elle se calme, grave en apparence, mais jubilant intérieurement.
« … pour les meurtres de Lester Coggins, de Brenda Perkins et de deux adorables jeunes filles que nous connaissions et aimions tous : Angie McCain et Dodee Sanders. »
Nouveaux cris d’indignation, ponctués de quelques « Pendez-le ! » et « Terroriste ! ». La voix qui avait crié Terroriste semblait être celle de Velma Winter, la gérante du Brownie’s.
« Ce que vous ne savez pas, poursuivit Big Jim, c’est que le Dôme est le résultat d’un complot ourdi par un groupe de scientifiques d’élite devenus incontrôlables, groupe financé secrètement par une branche dissidente du gouvernement. Nous sommes les cobayes d’une expérience, mes chers concitoyens, et Dale Barbara est l’homme qui a été chargé de préparer et guider cette expérience de l’intérieur ! »
Un silence stupéfait accueillit cette nouvelle. Puis un rugissement scandalisé monta.
Lorsqu’il se fut calmé, Big Jim reprit la parole, les mains solidement agrippées aux deux côtés du lutrin, son visage épais brillant de tout l’éclat de la sincérité (à moins que l’hypertension n’en fût responsable). Son discours était posé devant lui, mais toujours fermé. Il n’avait pas besoin de le consulter. Dieu lui-même donnait de la voix, via les cordes vocales de son fidèle.
« Quand je parle de fonds secrets, vous vous demandez peut-être ce que je veux dire. La réponse a de quoi horrifier, mais elle est simple. Dale Barbara, aidé par certains de nos concitoyens — leur nombre n’est pas encore connu —, a installé une fabrique de drogue qui a fourni d’énormes quantités de ce qu’on appelle du crystal, à savoir de la métamphétamine, à des narcotrafiquants dont certains étaient en relation avec la CIA, sur toute la côte est de notre pays. Et bien qu’il ne nous ait pas encore donné le nom de ses complices, nous savons maintenant que l’un d’eux — cela me brise le cœur de vous le dire — semble bien être Andy Sanders. »
Des cris de stupéfaction jaillirent au milieu du tumulte qui suivit cette annonce. Big Jim vit Andrea Grinnell se lever de son siège, puis se rasseoir. C’est bien, se dit-il. Reste donc assise. Si tu as la témérité de me poser des questions, je te bouffe vivante. Ou je pointe mon doigt sur toi et je t’accuse de complicité. Et c’est eux qui te boufferont vivante.
Et, pour tout dire, il s’en sentait tout à fait capable.
« Le patron de Barbara — l’homme qui le contrôle — est le personnage que vous avez tous vu dans les bulletins d’informations. Ce personnage se présente comme un simple colonel de l’armée, mais il occupe en réalité un rang élevé dans les conseils des scientifiques et des agents gouvernementaux impliqués dans cette expérience satanique. J’ai ici les aveux de Barbara sur ce point. » Il tapota son veston de sport, dans lequel il n’y avait que son portefeuille et un Nouveau Testament en petit format où les paroles du Christ étaient imprimés en rouge.