Junior vit Barbie, son geste obscène en stéréo, et oublia complètement Rusty. Il s’avança dans le bout de couloir, pointant son pistolet. Barbie avait les sens en éveil comme jamais, mais il ne leur faisait pas confiance. Les gens qu’il entendait se déplacer et parler au rez-de-chaussée ne pouvaient être qu’un produit de son imagination. N’empêche, il fallait jouer sa partition jusqu’à la fin. Et donner s’il le pouvait à Rusty le répit de quelques respirations de plus, à défaut d’autre chose.
« Alors te voilà, tête de nœud. Tu te rappelles, la bonne branlée que je t’ai foutue au Dipper’s ce soir-là ? T’as chialé comme une mauviette, ma salope.
— J’ai pas chialé. »
On aurait dit le nom d’un plat sur un menu de restaurant chinois. Le visage de Junior était une ruine. Du sang gouttait de son œil gauche et roulait sur sa joue assombrie par une barbe de plusieurs jours. Barbie se dit qu’il tenait peut-être là une chance. Une chance bien mince, mais qui valait mieux que pas de chance du tout. Il se mit à aller et venir entre la couchette et les toilettes, tout d’abord lentement, puis plus vite. Tu sais maintenant ce que ressentent les canards mécaniques dans les stands de tir, pensa-t-il. Faudra aussi que je me rappelle celle-là.
Junior suivait les déplacements de Barbie de son bon œil. « Tu l’as baisée ? T’as baisé Angie ? » Sa prononciation était de moins en moins claire, sa voix de plus en plus pâteuse.
Barbie éclata de rire. De son rire dément, celui qu’il ne se connaissait pas, mais qui était néanmoins authentique. « Si je l’ai baisée ? Si je l’ai vraiment baisée ? Mais, Junior, je te l’ai baisée à l’endroit et à l’envers, je te l’ai baisée par tous les trous, je te l’ai baisée jusqu’à ce qu’elle me chante l’hymne national, je te l’ai baisée jusqu’à ce qu’elle en pique une crise de nerfs et hurle qu’elle en voulait encore plus, je… »
Junior inclina la tête vers le Beretta. Barbie bondit aussitôt vers la gauche. Junior fit feu. La balle alla se perdre dans le mur en brique, au fond de sa cellule. Des éclats d’un rouge brunâtre volèrent. Certains heurtèrent les barreaux — avec des claquements métalliques, comme des pois chiches dans un gobelet en tôle, alors même que la détonation carillonnait encore dans ses oreilles — mais aucun ne toucha Junior. Dommage. Du fond du couloir, Rusty cria quelque chose, probablement pour essayer de distraire Junior, mais plus rien ne pouvait distraire Junior. Junior avait sa cible numéro un dans le collimateur.
« J’te tiens maintenant », haleta-t-il. Tout au fond de ce qui restait de fonctionnel dans sa machine à penser, cependant, il s’interrogeait. Il était aveugle de l’œil gauche et ce qu’il voyait avec le droit était flou. Il ne distinguait pas un Barbie, mais trois.
Le fils de pute bondit à nouveau quand il fit feu. Encore manqué. Mais un petit œil noir s’ouvrit dans l’oreiller, à la tête de la couchette. Au moins tirait-il droit. Fini les mouvements incohérents.
« Tu m’as empoisonné, Baaarbie. »
Barbie n’avait aucune idée de ce que Junior voulait dire, mais il acquiesça aussitôt. « Rien n’est plus vrai, espèce d’immonde branleur de mes deux, je t’ai empoisonné. »
Junior passa le Beretta entre les barreaux et ferma son œil gauche, réduisant ainsi à deux le nombre des Barbie qu’il voyait. Il se mordait la langue. Il avait la figure barbouillée de sang et de sueur. « Montre-moi comment tu cours bien, Baaarbie. »
Barbie ne pouvait pas courir, mais il pouvait tout de même déguerpir de la ligne de tir, ce qu’il fit en feintant à droite, plié en deux. Le coup passa au-dessus de sa tête ; il eut une vague sensation de brûlure à la fesse quand la balle déchira son jean, son slip et entama la peau, juste en dessous.
Junior partit à reculons, trébucha, manqua de tomber, se rattrapa aux barreaux de la cellule à sa droite et se remit debout. « Tiens-toi tranquille, enculé ! »
Barbie repartit vers la couchette et se mit à chercher frénétiquement le couteau caché dessous. Il venait seulement de se souvenir du foutu couteau.
« T’en préfères une dans le dos ? demanda Junior. D’accord, ça me va aussi.
— Descendez-le, cria à cet instant Rusty. Descendez-le, DESCENDEZ-LE ! »
Avant la détonation suivante, Barbie eut juste le temps de se demander : Bordel de Dieu, Everett, de quel côté t’es ?
31
Jackie descendit l’escalier, Rommie sur les talons. Elle eut le temps d’enregistrer la présence de volutes de fumée autour des ampoules grillagées du plafond, la puanteur de la poudre brûlée, Rusty Everett qui criait : descendez-le, descendez-le.
Elle aperçut alors Junior Rennie à l’autre bout du couloir, s’appuyant aux barreaux de la dernière cellule, celle que les flics appelaient parfois le Ritz. Il hurlait quelque chose, mais ses paroles étaient embrouillées.
Elle ne réfléchit pas. Elle ne dit pas à Junior de se tourner et de lever les mains. Elle lui en colla deux dans le dos. La première lui transperça le poumon ; la seconde, le cœur. Junior était mort avant même d’avoir glissé au sol, où il resta, la figure écrasée contre deux des barreaux, les yeux tellement exorbités qu’il ressemblait à un masque mortuaire japonais.
L’effondrement du corps révéla un Dale Barbara, recroquevillé sur sa couchette, tenant à la main le couteau soigneusement mis de côté. Il n’avait même pas eu le temps de l’ouvrir.
32
Freddy Denton prit l’officier Henry Morrison par l’épaule. Denton n’était pas le type que Morrison appréciait le plus ce soir et ne le serait jamais.Et il ne l’a jamais été, de toute façon, pensa Henry avec amertume.
Denton montra quelque chose du doigt. « Qu’est-ce que ce vieux cinglé de Calvert va foutre au poste de police ?
— Comment diable veux-tu que je le sache ? » répliqua Henry, empoignant Donnie Baribeau lorsque celui-ci passa à côté d’eux au pas de course, criant des conneries à propos de terroristes.
« Ralentis un peu ! lui meugla Henry en plein visage. C’est terminé ! Tout est rentré dans l’ordre ! »
Donnie était le type qui coupait les cheveux d’Henry et lui ressassait les mêmes blagues rassises deux fois par mois depuis dix ans : cela ne l’empêcha pas de regarder le flic comme s’il ne l’avait jamais vu. Sur quoi, il se libéra brutalement et courut en direction d’East Street, où se trouvait son salon. Peut-être avait-il l’intention de s’y réfugier.
« Les civils n’ont rien à faire dans le poste de police ce soir », insista Denton. Mel Searles était à côté de lui, surexcité.
« Eh bien, pourquoi tu ne vas pas le faire sortir, assassin ? cracha Henry. Emmène cet abruti avec toi. Parce que jusqu’ici, vous n’avez fait que des conneries, tous les deux.
— Elle voulait attraper un pistolet, protesta Freddy pour la première de nombreuses fois. Et je n’avais pas l’intention de la tuer, seulement de la neutraliser, quoi. »
Henry n’avait aucune intention d’en discuter. « Va là-bas et dis au vieux de quitter les lieux. Vérifie aussi tant que tu y est que personne n’essaie de libérer les prisonniers, pendant que nous courons dans tous les sens comme des poulets à qui on a coupé le cou. »
Une lumière s’alluma dans le regard hébété de Denton. « Les prisonniers ! Allons-y, Mel ! »