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Puis il entendit Barbie crier et il revint à lui.

« Rusty ! Elle a une sorte de crise ! Arrête-toi ! »

Ernie tourna la tête et vit Jackie Wettington qui tremblait de tout son corps, les yeux révulsés, les doigts écartés.

« Il tient une croix et tout brûle ! » cria-t-elle. Des postillons de bave jaillissaient de ses lèvres. « Le monde brûle ! TOUT LE MONDE BRÛLE ! » Puis elle poussa un cri qui parut assourdissant dans le van.

Rusty faillit aller dans le fossé, redressa, s’arrêta au milieu de la route et sauta hors du véhicule. Le temps que Barbie fasse coulisser la portière, Jackie s’essuyait le menton de la paume de la main. Rommie avait passé un bras autour d’elle.

« Ça va ? lui demanda Rusty.

— Maintenant, oui. C’est juste… tout était en feu. C’était la journée, mais il faisait noir. Les gens b-b-brûlaient… »

Elle se mit à pleurer.

« Vous avez parlé d’un homme avec une croix, dit Barbie.

— Une grande croix blanche. Au bout d’une ficelle, ou d’un lacet de cuir. Qui pendait sur sa poitrine nue. Puis il l’a levée devant sa figure. » Elle prit une profonde inspiration qu’elle laissa échapper ensuite par petites bouffées. « Tout s’estompe… Mais hoo… »

Rusty lui montra deux doigts et lui demanda combien elle en comptait. Jackie donna la bonne réponse, puis suivit son pouce des yeux quand il le fit aller de droite à gauche puis de haut en bas. Il lui tapota alors l’épaule et eut un regard plein de défiance pour la ceinture lumineuse. Qu’est-ce que Gollum disait déjà, à propos de Bilbo Baggins ? Un rien tordue, cette affaire. « Et toi, Barbie, ça va ?

— Ouais, j’ai juste eu le tournis pendant quelques secondes, c’est tout. Ernie ?

— J’ai vu ma femme. Et la chambre d’hôtel de notre lune de miel. Comme si j’y étais. »

Ernie la revit qui venait vers lui. Il n’avait pas pensé à cette scène depuis des années — quel dommage de négliger une mémoire aussi excellente ! La blancheur de ses cuisses sous la nuisette transparente ; le triangle bien net de ses poils pubiens ; le bout de ses seins durcis contre la soie, puis frottant contre la paume de ses mains tandis qu’elle glissait la langue dans sa bouche et explorait l’intérieur de sa lèvre inférieure…

Cette fois, on n’aura pas besoin de s’arrêter, mon chéri…

Ernie se laissa aller dans son siège et ferma les yeux.

4

Rusty monta jusqu’à la crête — roulant plus lentement — et se gara entre la grange et la ferme à l’abandon. Le van du Sweetbriar Rose s’y trouvait déjà, ainsi que celui du magasin de Burpee et une Chevrolet Malibu. Julia avait mis sa Prius dans la grange, et Horace le corgi, assis à côté du pare-chocs arrière, montait la garde. Il n’avait pas l’air d’un chien heureux et il ne fit aucun mouvement vers les nouveaux arrivants pour les saluer. Deux ou trois lampes Coleman diffusaient de la lumière à l’intérieur de la ferme.

Jackie indiqua le van portant la mention CHAQUE JOUR ON FAIT DES AFFAIRES AU BURPEE’S. « Comment avez-vous fait ? Votre femme a changé d’avis ? »

Rommie sourit. « Vous ne diriez pas ça si vous connaissiez Misha. Non, c’est Julia qu’il faut remercier. Elle a recruté ses deux journalistes vedettes. Ces types… »

Il s’interrompit devant l’apparition de Julia, Piper et Lissa Jamieson au milieu des ombres du verger, sous le clair de lune. Elles marchaient côte à côte, se tenant la main, et elles pleuraient.

Barbie courut jusqu’à Julia et la prit par les épaules. La torche qu’elle tenait de sa main libre tomba dans l’herbe. Elle leva les yeux vers lui et dut faire un effort pour sourire. « Ah, ils ont réussi à vous faire sortir, colonel Barbara. Une recrue de plus pour l’équipe.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? »

Joe, Benny et Norrie arrivèrent alors, talonnés par leurs mères. Les cris des enfants s’interrompirent brusquement quand ils virent dans quel état étaient les trois femmes. Horace courut jusqu’à sa maîtresse et aboya. Julia se mit à genoux, et enfouit son visage dans la fourrure de l’animal. Le chien la renifla, puis s’écarta soudain d’elle. Il s’assit et hurla. Julia le regarda et se cacha le visage, comme si elle avait honte. Norrie avait pris Joe et Benny par la main. Les trois adolescents avaient une expression sérieuse et effrayée. Pete Freeman, Tony Guay et Rose Twitchell sortirent de la ferme mais n’approchèrent pas, restant regroupés sur le seuil de la cuisine.

« Nous sommes allées le voir », expliqua Lissa d’un ton morne. Son enthousiasme habituel, genre mon-Dieu-que-le-monde-est-beau, avait disparu. « Nous nous sommes agenouillées à côté. Il y a un symbole, dessus, que je n’avais jamais vu. Julia l’a touché. Seulement elle, mais nous… toutes les trois…

— Vous les avez vus ? » demanda Rusty.

Julia laissa retomber ses mains et le regarda avec une expression mi-émerveillée, mi-effrayée. « Oui, je les ai vus. Nous les avons vus, toutes les trois. Eux. Horribles.

— Les têtes de cuir, dit Rusty.

— Quoi ? » dit Piper. Puis elle hocha la tête. « Oui, on pourrait les appeler comme ça, sans doute. Des visages sans visages. De hauts visages. »

De hauts visages, se répéta Rusty. Il ne comprenait pas ce qu’elle avait voulu dire et, cependant, ça sonnait juste. Il pensa à ses filles et à leur amie Deanna échangeant des secrets et des friandises. Puis il pensa à son meilleur ami quand il était enfant — celui qui l’avait été un temps, du moins, car les choses s’étaient terminées dans la violence quand ils avaient eu six ans — et une vague d’horreur l’envahit.

Barbie l’attrapa par le coude. « Quoi ? demanda-t-il, criant presque. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Seulement… j’avais un copain, quand j’étais petit. George Lathrop. Un jour, on lui avait donné une loupe… pour son anniversaire. Et des fois… pendant la récréation, nous… »

Rusty aida Julia à se relever. Horace était revenu vers elle, donnant l’impression que ce qui l’avait effrayé s’estompait comme s’était estompée la lueur du van.

« Vous faisiez quoi ? » demanda Julia. Elle paraissait avoir retrouvé son calme. « Dites-nous.

— C’était à l’ancienne école, sur Main Street. Il n’y avait que deux classes, à l’époque. Une pour les petits, une autre pour les plus grands. La cour de récréation n’était pas goudronnée. » Il eut un rire chevrotant. « Bon sang, il n’y avait même pas l’eau courante, juste un petit coin que les gosses appelaient…

— La case au miel, dit Julia. Moi aussi, j’y suis allée.

— George et moi, nous allions de l’autre côté des jeux d’escalade, à côté de la barrière. Il y avait des fourmilières et on faisait brûler des fourmis.

— Voyons, doc, tous les gosses ont fait ça, ou pire », dit Ernie.

Lui-même, avec deux copains, avait plongé la queue d’un chat abandonné dans de l’essence et y avait mis le feu. Souvenir qu’il n’aurait pas davantage partagé avec les autres que les détails de sa nuit de noces.

Et avant tout parce que nous avons rigolé quand le chat s’est enfui, pensa-t-il. Bon Dieu, qu’est-ce qu’on a rigolé…

« Continuez, dit Julia.

— J’ai terminé.

— Je ne crois pas.

— Écoutez, intervint alors Joanie Calvert. Tout ça c’est très profond, j’en suis sûre, mais je ne pense pas que ce soit le moment…