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— On a combien de temps ?

— Une heure. Il me croit à l’église. Tes lèvres sont froides. Où étais-tu ?

Je m’apprête à le lui dire, puis me remémore les instructions de Gonse. Je réponds :

— Nulle part.

3

Six mois passent. Juin arrive. L’air se réchauffe et, très vite, Paris pue la merde. L’infection monte des égouts et s’installe sur la ville tel un gaz putride. Les gens mettent des masques de lin ou pressent leur mouchoir contre leur nez dès qu’ils sortent, mais cela ne change pas grand-chose. Dans les journaux, les experts s’accordent à dire que cela n’est pas aussi épouvantable que « la grande puanteur » de 1880 — je ne peux rien dire là-dessus : je me trouvais en Algérie à l’époque — mais cela gâche en tout cas les premiers jours de l’été. « Impossible de s’accouder à son balcon, peut-on lire dans Le Figaro, impossible d’aller s’asseoir à la terrasse d’un de ces cafés papillotants et joyeux qui sont l’orgueil du boulevard, sans se croire sous le vent de quelque invisible géant incongru. » L’odeur imprègne cheveux et vêtements, s’installe dans les narines et même sur la langue, de sorte que tout a goût de pourriture. C’est l’atmosphère qui règne le jour où je prends la direction de la section de statistique.

Lorsqu’il vient me chercher au ministère de la Guerre, le commandant Henry en plaisante :

— Ce n’est rien. Vous auriez dû grandir dans une ferme ! La merde humaine, la merde de porcs : quelle différence ?

Son visage, dans la chaleur, évoque une grosse figure de bébé rose et lisse. Un petit sourire narquois flotte en permanence sur ses lèvres. Il s’adresse à moi en insistant un petit peu trop sur mon grade — « Colonel Picquart ! » —, ce qui mêle à la fois respect, compliment et moquerie en un seul mot. Je ne m’en offusque pas. Henry doit être mon adjoint pour le consoler de ne pas avoir été nommé chef du bureau. À partir de maintenant, nous sommes cantonnés dans des rôles aussi anciens que la guerre. Il est le vieux soldat expérimenté sorti du rang, le sergent-major qui fait tourner la baraque ; je suis le jeune officier tout juste promu, chargé en théorie de diriger le cabinet et que l’on doit en pratique empêcher de faire trop de dégâts. Si chacun de nous fait un effort pour ne pas pousser l’autre à bout, on devrait pouvoir s’entendre.

— Alors, mon colonel : on y va ? dit Henry, qui m’attend.

Je n’ai jamais mis les pieds à la section de statistique — ce n’est pas surprenant vu que nous sommes très peu à même connaître son existence — et j’ai donc prié Henry de me faire visiter. Je m’imagine qu’il va m’emmener dans un coin discret du ministère. Au lieu de quoi, il me fait sortir par la grille de derrière et remonter la rue jusqu’à une vieille demeure lépreuse, à l’angle de la rue de l’Université, devant laquelle je suis passé bien souvent en la croyant à l’abandon. Les fenêtres obscures sont dotées de volets épais. Aucune plaque ne figure à l’entrée. Il règne à l’intérieur du hall sombre la même odeur d’égouts écœurante que dans le reste de Paris, agrémentée ici d’un parfum de moisi et de renfermé.

Henry passe le pouce sur une plaque de moisissures noires qui macule le mur.

— Cet endroit a failli être détruit il y a quelques années, explique-t-il, mais le colonel Sandherr l’a empêché. Personne ne vient nous déranger, ici.

— Je veux bien le croire.

— Je vous présente Bachir, annonce Henry en désignant un vieux concierge arabe vêtu de la veste et du saroual bleus des régiments indigènes d’Algérie, qui se tient assis sur un tabouret. Il connaît tous nos secrets, pas vrai, Bachir ?

— Oui, mon commandant !

— Bachir, je te présente le colonel Picquart…

Nous pénétrons dans l’intérieur mal éclairé, et Henry ouvre à la volée une porte sur quatre ou cinq personnages miteux qui fument la pipe en jouant aux cartes. Ils se retournent pour me dévisager, et j’ai juste le temps d’embrasser du regard le canapé et les fauteuils râpés ainsi que le tapis usé avant qu’Henry ne referme vivement la porte en lançant :

— Veuillez nous excuser, messieurs.

— Qui est-ce ? demandé-je.

— Des gens qui travaillent pour nous, c’est tout.

— Ils font quel genre de travail ?

— Agents de police, informateurs. N’importe quelle activité utile. Le colonel Sandherr considère qu’il vaut mieux les empêcher de faire des bêtises en les gardant ici que de les laisser traîner dans la rue.

Nous gravissons un escalier grinçant pour gagner ce qu’Henry appelle le « saint des saints ». Toutes les portes sont fermées, et il n’y a pratiquement pas de lumière naturelle dans le couloir de ce premier étage. L’électricité a bien été installée, mais grossièrement, sans même chercher à dissimuler les saignées où passent les fils. Une grosse plaque de plâtre tombée du plafond est posée contre le mur.

On me présente séparément à tous les membres du service. Chaque homme dispose d’un bureau personnel et garde la porte fermée pendant qu’il travaille. Il y a le commandant Cordier, l’alcoolique, qui doit quitter la section sous peu et est pour le moment assis en manches de chemise, plongé dans la presse antisémite, La Libre Parole et L’Intransigeant — je ne demande pas si c’est par choix ou pour le service. Il y a le nouveau, le capitaine Junck, que je connais un peu par mes cours à l’École supérieure de guerre — c’est un jeune homme grand et musclé, doté d’une moustache impressionnante, et qui a pour l’instant revêtu un tablier et des gants fins. Il ouvre une pile de lettres interceptées en se servant d’une sorte de bouilloire chauffée sur une flamme au gaz pour fluidifier à la vapeur la colle de l’enveloppe : Henry explique qu’il s’agit de la « méthode humide ».

Dans la pièce voisine, un autre capitaine, Valdant, utilise, lui, la « méthode sèche », et gratte les cachets de cire à l’aide d’un scalpel. Je le regarde un instant pratiquer une petite ouverture de part et d’autre du rabat de l’enveloppe, y insérer une pince longue et mince qu’il fait tourner une bonne dizaine de fois sur elle-même jusqu’à avoir roulé la lettre en un mince cylindre qu’il extrait adroitement par l’ouverture sans y laisser une seule marque. À l’étage du dessus, M. Gribelin, l’archiviste semblable à un insecte qui tenait la lorgnette à la dégradation de Dreyfus, est installé au centre d’une vaste salle remplie de classeurs verrouillés, et dissimule instinctivement ce qu’il est en train de consulter à l’instant où il me voit apparaître. Le bureau du capitaine Matton est vide — Henry m’explique qu’il s’en va, ne trouvant pas le travail à son goût. On me présente enfin le capitaine Lauth, que je me rappelle aussi avoir vu à la parade d’exécution. C’est encore un beau cavalier blond venu d’Alsace, qui a dans les trente ans, parle allemand et devrait chevaucher à travers la campagne. Et pourtant, il est ici, affublé lui aussi d’un tablier, et se tient courbé sur son bureau, une lampe électrique puissante orientée vers un petit tas de fragments de papier à lettres qu’il déplace à l’aide d’une pince à épiler. J’adresse un regard inquisiteur à Henry.

— Il va falloir que nous parlions de ça, déclare-t-il.

Nous redescendons au premier.

— C’est mon bureau, dit-il en désignant une porte sans l’ouvrir, et c’est là-bas que travaille le colonel Sandherr. Travaillait, devrais-je dire, se corrige-t-il aussitôt, manifestement affecté. J’imagine que ce sera le vôtre, à présent.