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— Quoi, ça ? dit-il en baissant les yeux et en pliant ses doigts, comme pour vérifier qu’ils sont en état de marche. Ça va.

Il se tourne pour me dévisager. La chair qui a fondu de ses joues et de sa mâchoire semble avoir emporté le rembourrage de ses défenses, creusé sa peau de rides et parsemé de gris ses cheveux noirs.

— Et vous ?

— Ça peut aller.

— Vous dormez ?

La question me surprend.

— Oui. Pas vous ?

Il tousse pour s’éclaircir la gorge.

— Pas trop bien, colonel… monsieur, devrais-je dire. Je ne dors pas beaucoup. J’en ai assez et je suis fatigué de toute cette histoire.

— Pour une fois, je crois que nous sommes d’accord !

— C’est dur, la prison ?

— Disons que ça pue encore plus que nos vieux bureaux.

— Ha ! Pour être franc, me confie-t-il en se rapprochant, j’ai demandé à être déchargé de mes fonctions à la section. Je voudrais retrouver une vie plus saine avec mon régiment.

— Oui, je vois ça. Et votre femme, votre petit garçon, comment se portent-ils ?

Il ouvre la bouche pour répondre, mais s’interrompt, sa gorge se serre et, à ma grande stupéfaction, ses yeux s’emplissent de larmes et il doit se détourner au moment où Fabre revient.

— Donc, messieurs, reprend le juge, le dossier secret…

Deux semaines plus tard, après l’extinction des feux. Je suis couché sur ma paillasse sans plus pouvoir lire et attends que commence la cacophonie de la nuit, quand un bruit de verrou que l’on tire et de clef qu’on tourne se fait entendre. On me braque une lampe sur le visage.

— Prisonnier, suivez-moi.

Obéissant aux derniers principes scientifiques, la Santé est construite suivant un schéma de noyau et de rayons, les cellules des prisonniers formant les rayons, et l’administration — le directeur et son personnel — occupant le noyau. Je suis le gardien tout le long du couloir interminable jusqu’aux bureaux au centre. Il déverrouille une porte, puis me fait emprunter un passage courbe conduisant à un petit parloir sans fenêtre, coupé par une grille d’acier scellée dans le mur. Il reste à l’extérieur, mais laisse la porte ouverte.

— Picquart ? fait une voix derrière la grille.

Il fait sombre et j’ai d’abord du mal à voir de qui il s’agit.

— Labori ? Que se passe-t-il ?

— Henry a été arrêté.

— Mon Dieu, mais sur quel motif ?

— Le ministère vient d’émettre une note officielle. Écoutez : « Aujourd’hui, dans le cabinet du ministre de la Guerre, le lieutenant-colonel Henry a été reconnu et s’est reconnu lui-même l’auteur de la lettre en date d’octobre 1896 où Dreyfus est nommé. Le ministère de la Guerre a ordonné immédiatement l’arrestation du lieutenant-colonel Henry, qui a été conduit à la forteresse du Mont-Valérien. »

Il se tait pour voir ma réaction.

— Picquart ? Vous avez entendu ?

Il me faut un moment pour assimiler la nouvelle.

— Qu’est-ce qui l’a poussé à avouer ?

— Personne ne le sait encore. Cela ne date que de quelques heures seulement. Tout ce que nous avons, c’est cette note.

— Et les autres ? Boisdeffre, Gonse… est-ce qu’on sait ce qui va leur arriver ?

— Non, mais ils sont tous finis. Ils ont tout misé sur cette lettre, dit Labori, qui se rapproche tout près de la grille.

Je distingue ses yeux bleus brillant d’excitation à travers l’épais maillage. Il demande :

— Henry n’aurait jamais fabriqué un faux de sa propre initiative, si ?

— C’est inconcevable. Et s’ils ne lui ont pas directement ordonné de le faire, ils devaient pour le moins être au courant de ce qu’il préparait.

— Exactement ! Vous vous rendez compte que, maintenant, nous allons pouvoir l’assigner à témoigner ? Attendez que je le fasse venir à la barre ! Quelle perspective ! Je vais lui faire cracher ça et tout ce qu’il sait d’autre… depuis le tout premier conseil de guerre !

— J’adorerais savoir ce qui l’a poussé à avouer, après tout ce temps.

— Nous le découvrirons très certainement demain matin. Quoi qu’il en soit, voilà de merveilleuses nouvelles pour faire de beaux rêves. Je reviendrai demain. Bonne nuit, Picquart.

— Merci. Bonne nuit.

On me raccompagne à ma cellule.

Les bruits d’animaux sont particulièrement vifs cette nuit-là, mais ce qui m’empêche de dormir, c’est la pensée d’Henry, enfermé au Mont-Valérien.

Le lendemain est la pire journée qu’il m’ait été donné de vivre en prison. Je n’arrive même pas à me concentrer pour lire. Énervé, j’arpente ma cellule minuscule, ne cessant d’échafauder, puis d’écarter des scénarios sur ce qui a pu se passer, ce qui se passe et ce qui se passera ensuite.

Les heures s’écoulent lentement. On sert le repas du soir. Le jour décline. Vers neuf heures, le gardien rouvre ma porte et m’ordonne de le suivre. Que ce trajet est long ! Et le plus curieux, c’est qu’arrivé au bout, quand je me retrouve dans le parloir et que Labori se tourne vers la grille, je sais exactement ce qu’il va dire avant même de voir son expression.

— Henry est mort, annonce-t-il.

Je le fixe des yeux, le temps de digérer l’information.

— Comment est-ce arrivé ?

— On l’a retrouvé ce matin dans sa cellule du Mont-Valérien, la gorge tranchée. Naturellement, on dit qu’il s’est tué. C’est étrange, cette série de suicides. Vous êtes sûr que ça va, Picquart ? s’enquiert-il avec inquiétude.

Il faut que je me détourne. Je ne sais pas pourquoi je pleure — à cause de la fatigue, peut-être, ou de la tension, ou peut-être que c’est pour Henry, que je n’ai jamais pu me résoudre à détester complètement, malgré tout, parce que je le comprenais beaucoup trop bien pour ça.

Je pense souvent à Henry. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire.

Assis dans ma cellule, je réfléchis aux circonstances de sa mort telles qu’on nous les présente dans les semaines qui suivent. Si je peux résoudre ce mystère, me dis-je, alors je serai peut-être en mesure de résoudre l’ensemble. Mais je ne peux m’appuyer que sur ce qui est rapporté dans les journaux et sur les rumeurs que Labori saisit par le canal judiciaire, et, à la fin, je dois admettre que je ne saurai sans doute jamais toute la vérité.

Je sais qu’Henry a été forcé d’avouer que la « preuve absolue » était un faux pendant une terrible réunion qui eut lieu le 30 août, dans les bureaux de la Guerre. Il n’a pas pu faire autrement : la preuve était irréfutable. Il semble qu’en réponse à mon accusation de faux, Cavaignac, le nouveau ministre de la Guerre, qui ne doutait pas un instant d’avoir raison en toute chose, ordonna qu’un de ses officiers vérifie l’authenticité de chaque pièce du dossier Dreyfus. La vérification prit longtemps — le dossier comprenait alors pas moins de trois cent soixante pièces —, et elle était en cours la dernière fois que j’ai vu Henry dans le cabinet de Fabre. Je comprends maintenant pourquoi il semblait si abattu : il avait dû deviner ce qui allait arriver. L’assistant de Cavaignac fit alors quelque chose que nul n’avait apparemment pensé à faire avant lui à l’état-major en près de deux ans : il examina la « preuve absolue » à la lampe. Il remarqua aussitôt que l’en-tête de la lettre, Mon cher ami, et la signature, Alexandrine, avaient été rédigés sur du papier au lignage gris bleuté, alors que le corps du texte — J’ai lu qu’un député va interpeller sur Dreyfus… — figurait sur un papier ligné de violet. Il était évident qu’une lettre authentique avait été reconstituée antérieurement — en réalité, en juin 1894 — puis démontée et certaines parties recollées sur une partie centrale fabriquée.