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Mais les jours passent, et Dreyfus reste sur l’île du Diable de la même façon que je reste à la Santé. Et il devient peu à peu manifeste que l’armée, même maintenant, persistera à ne pas reconnaître ses erreurs. On me refuse la liberté conditionnelle. Mais on m’informe que Louis et moi nous soumettrons à un procès dans trois semaines devant un tribunal correctionnel pour divulgation de renseignements secrets.

La veille de l’audience, Labori vient me voir en prison. Lui qui se montre habituellement si exubérant, voire agressif, paraît aujourd’hui inquiet.

— Les nouvelles ne sont pas bonnes. L’armée engage de nouvelles poursuites contre vous.

— Quoi encore ?

— Faux et usage de faux.

— C’est moi qu’ils accusent de faux ?

— Oui, d’avoir fabriqué le petit bleu.

Je ne peux qu’en rire :

— On doit au moins leur reconnaître le sens de l’humour.

Mais Labori ne se déride pas.

— Ils vont avancer qu’une enquête militaire pour faux prévaut sur une procédure civile. C’est une tactique pour vous remettre entre les mains des militaires. Et je pressens que le juge va y consentir.

— Eh bien ! fais-je avec un haussement d’épaules, une prison en vaut bien une autre.

— C’est précisément là où vous vous trompez, mon ami. Le régime du Cherche-Midi est beaucoup plus dur qu’ici. Et je n’aime pas l’idée de vous savoir entre les griffes de l’armée — qui sait quel accident pourrait vous arriver ?

Le lendemain, on me conduit au tribunal correctionnel de la Seine, et je demande au juge à faire une déclaration. Le petit tribunal est bondé de journalistes — pas seulement français mais internationaux : je remarque même le crâne chauve et les favoris imposants du plus célèbre correspondant étranger du monde, M. de Blowitz, du Times de Londres. C’est aux reporters que je m’adresse alors :

— J’irai peut-être ce soir à la prison du Cherche-Midi ; c’est probablement la dernière fois, avant cette instruction secrète, que je puis dire un mot en public. Je veux que l’on sache, si l’on trouve dans ma cellule le lacet de Lemercier-Picard ou le rasoir d’Henry, que ce sera un assassinat, car jamais un homme comme moi ne pourra avoir un instant l’idée du suicide. J’irai le front haut devant cette accusation et avec la même sérénité que j’ai apportée devant mes accusateurs. Voilà ce que j’avais à dire.

À ma grande surprise, je suis vivement applaudi par les reporters, et je quitte ensuite le tribunal sous les cris de « Vive Picquart ! », « Vive la vérité ! », « Vive la justice ! ».

La prédiction de Labori se vérifie : l’armée obtient le droit de me juger avant la cour civile, et je suis écroué au Cherche-Midi — dans la même cellule, m’apprend-on avec un plaisir manifeste, où ce pauvre Dreyfus se frappait la tête contre les murs, quatre ans exactement plus tôt.

Je suis maintenu en isolement, pratiquement interdit de visites, et ne suis autorisé à sortir qu’une heure par jour, dans une cour minuscule de six pas de côté, entourée de hauts murs. Je l’arpente de part en part, d’un coin à l’autre par le milieu, en longeant les murs, je tourne en rond comme une souris piégée au fond d’un puits.

On m’accuse d’avoir gratté l’adresse originale de la carte-télégramme et d’y avoir inscrit moi-même le nom d’Esterhazy. Je suis passible d’une peine de cinq ans. Les interrogatoires se prolongent des semaines durant.

Rappelez-nous dans quelles circonstances vous êtes entré en possession du petit bleu…

Heureusement, je n’ai pas oublié que j’ai demandé à Lauth de faire des photographies du petit bleu peu après qu’il a été reconstitué. Ces photos finissent par être produites et montrent clairement que l’adresse n’avait pas été grattée à l’époque ; elle n’a été falsifiée que plus tard, dans le cadre des machinations montées pour me perdre. Je reste cependant détenu au Cherche-Midi. Pauline m’écrit, souhaite me voir. Je refuse — cela pourrait figurer dans les journaux, et puis je ne veux pas qu’elle me voie dans cet état. Il me paraît plus facile de supporter cela tout seul. L’ennui est parfois distrait lorsqu’on me conduit à des interrogatoires. En novembre, je dois recommencer une fois encore toute ma déposition devant les douze magistrats de la chambre criminelle, qui commencent l’examen en cassation du procès Dreyfus.

La poursuite de ma détention en l’absence de procès devient notoire. Clemenceau, qui obtient le droit de venir me voir, propose dans L’Aurore la « nomination de Picquart au poste de grand prisonnier d’État, vacant depuis la mort du Masque de Fer ». La nuit, après l’extinction des feux et alors que je ne peux plus lire, j’entends les manifestations pour et contre moi dans la rue du Cherche-Midi. Ce sont plus de sept cents fantassins et cavaliers qui sont appelés à défendre la prison. Les sabots des chevaux résonnent sur les pavés. Je reçois des milliers de lettres de soutien, dont une de la vieille impératrice Eugénie. Tout cela devient tellement embarrassant pour le gouvernement que l’on conseille à Labori, au ministère de la Justice, de saisir une cour civile pour intervenir et me faire libérer. Je refuse que Labori suive cette voie : je suis plus utile en restant otage. Chaque jour que je reste incarcéré rend l’armée plus désespérée et vindicative.

Les mois passent, puis, le samedi après-midi 3 juin 1899, Labori me rend visite. Le soleil brille au-dehors, ses rayons ardents traversant même la crasse et les barreaux de la petite fenêtre ; j’entends un oiseau chanter. Labori porte une grande main tachée d’encre au grillage métallique et me dit :

— Picquart, je voudrais vous serrer la main.

— Pourquoi donc ?

— Faut-il toujours que vous vous montriez si contrariant ? proteste-t-il en grattant le grillage de ses longs doigts massifs. Allez, pour une fois, faites ce que je demande.

Je plaque ma paume contre la sienne, et il me glisse à voix basse :

— Félicitations, Georges.

— De quoi ?

— La Cour de cassation a ordonné à l’armée de faire revenir Dreyfus pour le rejuger.

J’attends cette nouvelle depuis si longtemps, et pourtant, lorsqu’elle arrive, je n’éprouve rien. Tout ce que je parviens à dire, c’est :

— Quelles raisons ont-ils données ?

— Ils en ont cité deux, et qui découlent chacune de votre déposition : la première, que la lettre « ce canaille de D » ne peut faire référence à Dreyfus et n’aurait jamais dû être montrée aux juges sans que la défense en soit au préalable informée ; et la seconde, que… comment ont-ils dit ça, déjà ? Ah oui, voilà la phrase : « Ces faits, inconnus du conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer que le bordereau n’aurait pas été écrit par Dreyfus. »

— Quelle drôle de langue vous parlez, vous, les juristes !

Je savoure les termes légaux comme si c’étaient des friandises :

— « Ces faits, inconnus du conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer… » Et l’armée ne peut pas faire appel contre ça ?

— Non. C’est fait. Un navire militaire est en route pour aller chercher Dreyfus et le ramener ici pour un nouveau conseil de guerre. Et cette fois, ce ne sera pas à huis clos — cette fois, le monde entier regardera.