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Je sors de prison le vendredi suivant, le jour même où Dreyfus quitte l’île du Diable pour embarquer à bord du croiseur Sfax et entamer la longue traversée qui le ramènera en France. Compte tenu de la décision de la Cour de cassation, toutes les charges contre moi sont abandonnées. Edmond m’attend avec son dernier jouet, une automobile garée devant les portes de la prison, pour me conduire à Ville-d’Avray. Je refuse de parler aux journalistes qui m’encerclent sur le trottoir.
Ce brusque revirement du destin me désoriente. Les couleurs et les bruits de Paris en ce début d’été, le côté vivant de tout ce qui m’entoure, les visages souriants de mes amis, les déjeuners, les dîners, les réceptions qu’ils ont organisés en mon honneur — tout cela après l’ombre, l’isolement et la puanteur de ma cellule est écrasant. Ce n’est que lorsque je suis au milieu d’autres personnes que je m’aperçois à quel point j’ai été affecté. Je découvre que j’ai du mal à m’entretenir avec plusieurs personnes à la fois ; ma voix sonne aiguë à mes oreilles, et je suis essoufflé. Quand Edmond me conduit à ma chambre, je suis incapable de monter l’escalier sans m’arrêter toutes les trois ou quatre marches ni m’accrocher à la rampe : les muscles qui contrôlent mes genoux et mes chevilles se sont atrophiés. Je me trouve blême et gras dans le miroir, et je repère en me rasant des poils blancs dans ma moustache.
Edmond et Jeanne invitent Pauline à séjourner chez eux et lui donnent avec tact la chambre contiguë à la mienne. Pauline me tient la main sous la table pendant tout le repas, et plus tard, quand toute la maisonnée est endormie, elle me rejoint dans mon lit. La douceur de son corps me paraît à la fois étrange et familière, comme le souvenir de quelque chose qu’on a vécu et que l’on a perdu. Elle est enfin divorcée et Philippe a obtenu, à sa propre demande, un poste à l’étranger. Elle a son appartement, maintenant, et les filles vivent avec elle.
Nous sommes allongés l’un en face de l’autre, à la lueur d’une bougie.
J’écarte ses cheveux de son visage. Il y a des lignes autour des yeux et de la bouche qui n’étaient pas là auparavant. Je prends soudain conscience que je la connais depuis l’enfance. Nous avons vieilli ensemble. Je me sens submergé par une vague de tendresse.
— Te voilà donc une femme libre ?
— Eh oui.
— Tu aimerais que je te demande de m’épouser ?
Un silence.
— Pas particulièrement.
— Pourquoi ?
— Parce que, mon chéri, à partir du moment où tu me poses cette question, je ne crois pas que ce soit vraiment la peine…
— Pardon. J’ai perdu l’habitude de la conversation en général, et je n’ai jamais été très fort pour ce genre-là. Laisse-moi une autre chance. Veux-tu m’épouser ?
— Non.
— Sérieusement, tu me dis non ?
Elle met un certain temps à répondre.
— Tu n’es pas le genre à te marier, Georges. Et maintenant que je suis divorcée, je me rends compte que moi non plus.
Elle m’embrasse la main.
— Tu vois ? Tu m’as appris à vivre seule. Merci.
Je ne sais pas comment je dois réagir.
— Si c’est ce que tu veux…
— Oh oui, je suis parfaitement satisfaite de ce que nous sommes.
Je me vois donc refuser quelque chose que je n’ai jamais vraiment voulu. Pourquoi alors éprouvé-je ce sentiment d’être confusément dépossédé ? Nous demeurons ainsi, sans parler, puis elle m’interroge :
— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— Me remettre en forme, j’espère. Admirer des tableaux. Écouter de la musique.
— Et après ?
— Je voudrais forcer l’armée à me réintégrer.
— Malgré ce qu’ils t’ont fait subir ?
— C’est soit ça, soit les laisser s’en tirer. Et pourquoi le ferais-je ?
— Il y en a donc qui vont devoir payer ?
— Absolument. Si Dreyfus est libéré, c’est toute la direction de l’armée qui apparaîtra comme pourrie. Ça ne m’étonnerait pas qu’il y ait des arrestations. Ce n’est que le début d’une guerre qui pourrait encore durer un moment. Pourquoi ? Tu crois que j’ai tort ?
— Non, mais je me dis que ça risque peut-être de tourner à l’obsession chez toi.
— Si cela n’avait pas déjà tourné à l’obsession, Dreyfus serait encore sur l’île du Diable.
Elle me dévisage. Son expression est impossible à déchiffrer.
— Tu veux bien souffler la bougie, mon chéri. Je suis très fatiguée, tout à coup.
Nous restons tous les deux couchés dans le noir. Je feins de m’endormir. Au bout de quelques minutes, elle se glisse hors du lit et je l’entends enfiler son peignoir. La porte s’ouvre et je vois sa silhouette se découper fugitivement dans la faible lueur du couloir, puis elle disparaît dans l’obscurité. Comme moi, elle s’est habituée à dormir seule.
Dreyfus débarque en pleine nuit et par une mer démontée sur la côte bretonne. On a estimé qu’il serait trop dangereux qu’il soit rejugé à Paris. On le conduit donc, toujours de nuit, à plus de trois cents kilomètres de la capitale, dans la ville de Rennes, où le gouvernement a décidé que se tiendrait le nouveau conseil de guerre. Le premier jour des audiences est fixé au lundi 7 août.
Edmond insiste pour m’accompagner à Rennes, au cas où j’aurais besoin de protection, même si je lui assure que ce ne sera pas nécessaire.
— Le gouvernement m’a informé qu’on me fournirait des gardes du corps.
— Raison de plus pour avoir avec toi quelqu’un de confiance.
Je ne proteste pas. Il règne partout une atmosphère de violence fétide. Au champ de courses de Longchamp, le président de la République a été agressé à coups de canne par un aristocrate antisémite. Zola et Dreyfus sont brûlés en effigie. La Libre Parole offre des remises à ses lecteurs pour les encourager à faire le voyage de Rennes afin de casser « quelques têtes dreyfusardes ». Lorsque, de bonne heure le samedi matin, Edmond et moi nous rendons à la gare de Versailles, nous sommes tous les deux armés, et j’ai le sentiment de partir en mission en territoire ennemi.
À Versailles, nous sommes attendus pas une garde rapprochée de quatre hommes : deux inspecteurs de police et deux gendarmes. Le train de Paris entre en gare peu après neuf heures, bondé de journalistes et de curieux qui vont assister au procès. Les policiers nous ont réservé le compartiment du fond, en première classe, et insistent pour s’asseoir entre moi et la porte. J’ai l’impression d’être de nouveau prisonnier. Des curieux s’approchent pour me dévisager à travers la vitre. Il fait une chaleur étouffante. Quelqu’un cherche à prendre une photographie au flash, et je me raidis. Edmond pose sa main sur la mienne.
— Du calme, Georges, me souffle-t-il.
Le voyage est interminable. L’après-midi touche à sa fin lorsque nous arrivons à Rennes, ville de soixante-dix mille habitants, qui, pour autant que je puisse en juger, paraît dépourvue de banlieue. Nous traversons un paysage de bois et de pâturages humides, et je remarque une péniche tirée par un cheval le long d’une rivière, quand surgissent soudain des cheminées d’usines et des manoirs de pierre grise ou jaune coiffés d’ardoise bleutée frémissant dans la brume de chaleur. Les deux inspecteurs sautent sur le quai devant nous pour s’assurer que tout va bien, puis je descends avec Edmond, et les deux gendarmes ferment la marche. Nous traversons rapidement la gare, devant laquelle deux calèches nous attendent. J’ai vaguement conscience qu’on me reconnaît dans le hall encombré et perçois quelques « Vive Picquart ! » contrés par quelques huées. Puis nous nous retrouvons dans les voitures et suivons une large avenue bordée d’arbres où se touchent hôtels et cafés.