Je m’assois devant le bureau et l’ouvre. Bien que sa maladie ait été à évolution lente, Sandherr semble avoir quitté les lieux dans la précipitation. Il reste encore des bricoles qui roulent dans les tiroirs quand je les ouvre. Des bouts de craie. Un bâton de cire à cacheter. Des pièces de monnaie étrangères. Quatre balles de fusil. Et divers flacons et boîtes de médicaments : mercure, extrait de gaïac, iodure de potassium.
Le général de Boisdeffre m’invite à déjeuner au Jockey Club pour fêter ma nomination, ce qui est très aimable de sa part. Les fenêtres sont fermées, les portes aussi. On a disposé des coupes de freesias et de pois de senteur sur toutes les tables. Cependant, rien ne parvient à dissiper complètement l’odeur à la fois aigre et douceâtre des excréments humains. Boisdeffre feint de ne rien remarquer. Il commande un bon bourgogne blanc et en boit la majeure partie, ses pommettes hautes prenant petit à petit la couleur de la vigne vierge en automne. Je bois peu et garde un petit calepin ouvert près de mon assiette, en bon officier d’état-major.
Le président du club, Sosthènes de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville, déjeune à la table voisine. Il vient saluer le général, qui me présente. Le duc a un nez et des joues d’une délicatesse de meringue : sa poignée de main me semble un effleurement de peau parcheminée sous mes doigts.
Au-dessus d’une truite à l’étouffée, le général parle du nouveau tsar, Nicolas II. Boisdeffre tient à être informé de l’existence de toute cellule anarchiste russe qui pourrait être active à Paris.
— Je veux que vous soyez très vigilant. Tout ce que nous pourrions transmettre à Moscou se révélera d’une aide précieuse dans les négociations.
Il avale une bouchée de poisson et poursuit :
— Une alliance avec la Russie résoudrait notre infériorité par rapport à l’Allemagne d’un seul coup de diplomatie. Cela vaut au moins cent mille hommes. C’est pour cette raison que je consacre la moitié de mon temps aux affaires étrangères. Au plus haut niveau, la frontière tombe entre le politique et le militaire. Mais nous ne devons jamais oublier que l’armée doit toujours être au-dessus des simples partis politiques.
Cela lui rappelle soudain Mercier, qui n’est plus ministre de la Guerre et doit maintenant passer ses dernières années de service à la tête du 4e corps d’armée, au Mans.
— Il avait raison en prédisant que le Président risquait de tomber, et tort de croire qu’il était en position de le remplacer.
Je suis tellement surpris que ma fourchette reste en suspens à mi-chemin de ma bouche.
— Le général Mercier songeait à la présidence ?
— Effectivement, il entretenait cette illusion. C’est l’un des problèmes, avec la république — au moins, dans une monarchie, nul ne s’imagine sérieusement pouvoir devenir roi. En janvier, quand M. Casimir-Perier a démissionné et que le Sénat et la Chambre se sont réunis à Versailles pour élire son successeur, les « amis » du général Mercier — comme nous aurons la délicatesse de les appeler — ont fait circuler un tract pour les inciter à élire celui qui venait de livrer le traître Dreyfus au tribunal militaire. Il a obtenu très exactement trois voix sur huit cents.
— Je n’en savais rien.
— Je crois que c’était pour le moins aléatoire, commente Boisdeffre avec un sourire. Et dorénavant, bien sûr, les politiques ne lui pardonneront jamais.
Il se tamponne les moustaches avec sa serviette.
— À partir de maintenant, colonel, vous devrez réfléchir de manière un peu plus politicienne, si vous voulez satisfaire tous les espoirs que nous fondons sur vous.
J’incline légèrement la tête, comme si le chef d’état-major m’accrochait une décoration autour du cou.
— Dites-moi, reprend-il, que pensez-vous de cette affaire Dreyfus ?
— Détestable, réponds-je. Sordide, alarmante. Je suis content que ce soit terminé.
— Ah, mais est-ce bien terminé ? Je pense ici au plan politique plus que militaire. Les Juifs sont une race tenace. Dreyfus sur son rocher est pour eux comme une dent cariée. Cela les obsède. Ils n’abandonneront pas comme ça.
— Il est l’emblème de leur honte. Mais que peuvent-ils faire ?
— Je n’en sais rien. Mais ils feront quelque chose, nous pouvons y compter.
Boisdeffre contemple la circulation de la rue Rabelais et reste un moment silencieux. Dans la lumière parfumée, son profil apparaît d’une formidable distinction, sculpté par des siècles de sélection. Il me fait penser à l’effigie d’un de ces chevaliers normands qui attendent, agenouillés dans une chapelle de Bayeux.
— Ce que Dreyfus a dit à ce jeune capitaine, sur le fait qu’il n’avait aucune raison de trahir… je crois que nous devrions avoir une réponse toute prête à cet argument. J’aimerais que vous ne refermiez pas ce dossier. Enquêtez sur la famille — « nourrissez le dossier », comme disait votre prédécesseur. Voyez si vous pouvez trouver d’autres preuves concernant ses motivations, preuves que nous pourrions tenir en réserve, au cas où.
— Oui, bien sûr, mon général.
J’ajoute cela sur ma liste, dans le calepin, juste en dessous des « anarchistes russes » : « Dreyfus — motivations. ».
Les rillettes de canard * arrivent, et la conversation dérive vers la parade maritime allemande de Kiel.
L’après-midi même, je prends les lettres des agents dans le coffre de mon nouveau bureau, les fourre dans ma serviette et me rend chez le colonel Sandherr. Son adresse, fournie par Gribelin, n’est qu’à dix minutes de marche, de l’autre côté de la Seine, rue Léonce Reynaud. C’est sa femme qui vient ouvrir. Lorsque je lui annonce que je suis le successeur de son mari, elle rejette la tête en arrière, tel un serpent prêt à frapper.
— Vous avez déjà son poste, monsieur, qu’attendez-vous encore de lui ?
— Si je dérange, madame, je peux revenir une autre fois.
— Oh, vraiment ? Comme c’est aimable ! Mais pourquoi cela le dérangerait-il moins de vous voir à un autre moment ?
— C’est bon, ma chère, fait la voix lasse de Sandherr, derrière elle. Picquart est alsacien. Faites-le entrer.
— Vous, marmonne-t-elle amèrement sans me quitter des yeux alors qu’elle s’adresse à son mari, vous êtes trop bon pour ces gens !
Elle s’écarte néanmoins pour me laisser passer.
— Je suis dans la chambre, Picquart, me lance Sandherr. Venez.
Je suis la direction de sa voix et me retrouve devant une pièce sombre qui sent le désinfectant. Il est assis, en chemise de nuit, dans son lit. Il allume une lampe et se tourne vers moi. Je m’aperçois alors que son visage mangé de barbe est couvert d’ulcères, dont certains sont à vif et suppurent encore, tandis que d’autres sont secs et creusés. J’avais entendu dire que son état s’était brusquement détérioré, mais je ne me doutais pas que c’était à ce point. Il m’avertit :
— Je n’irais pas plus loin, si j’étais vous.
— Pardonnez mon intrusion, mon colonel, dis-je en m’efforçant de dissimuler mon dégoût, mais j’aurais besoin de votre aide.