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Nous n’avons pas fait trois cents mètres que l’un des inspecteurs, assis près du cocher, se retourne sur son siège pour nous dire :

— C’est ici qu’aura lieu le procès.

On m’a prévenu que le prétoire était transféré dans le lycée de Rennes afin de pouvoir recevoir la presse et le public, et je ne sais pourquoi, mais je m’étais représenté un vieil établissement sinistre. En fait, c’est une belle bâtisse, symbole de la fierté provinciale, presque un château : plusieurs étages, hautes fenêtres, briques roses et pierres claires, surmontées d’un toit pentu. Les gendarmes gardent le périmètre, des ouvriers déchargent une charrette de bois d’œuvre.

Nous tournons au coin de la rue.

— Et ça, ajoute un instant plus tard l’inspecteur, c’est la prison militaire où Dreyfus est retenu.

Elle se trouve juste en face de l’entrée principale du lycée. Le cocher ralentit et j’aperçois une grande porte enfoncée dans un mur épais hérissé de piques, les fenêtres à barreaux d’une forteresse tout juste visibles derrière ; sur la route, la cavalerie et des fantassins se dressent devant un rassemblement de badauds. En connaisseur des prisons, je dirais que celle-ci paraît lugubre. Dreyfus y est depuis un mois.

— C’est curieux de se dire qu’il est si près de nous, le malheureux. Je me demande dans quel état il est.

Question que tout le monde se pose. C’est ce qui a attiré trois cents journalistes de tous les coins du globe dans ce petit coin tranquille de Bretagne ; qui a poussé à engager un bataillon de télégraphistes pour envoyer les quelque six cent mille mots que l’on s’attend à devoir traiter par jour ; qui a contraint les autorités à équiper la bourse du commerce de cent cinquante bureaux à l’intention des journalistes ; qui a posé les caméras du cinématographe sur des trépieds devant la prison militaire dans l’espoir de pouvoir filmer quelques secondes d’images saccadées du prisonnier traversant la cour.

C’est pour cela que la reine Victoria a envoyé le président de la Haute Cour de justice britannique assister à l’ouverture du procès.

Jusqu’à présent il n’a pu voir que quatre visiteurs depuis son retour en France : Lucie et Mathieu ainsi que ses deux avocats, le fidèle Edgar Demange, qui était son défenseur lors du premier conseil de guerre, et Labori, que Mathieu a engagé pour affûter l’attaque contre l’armée. Je ne leur ai pas parlé. Tout ce que je sais de l’état du prisonnier, c’est ce que j’ai lu dans la presse.

Dès l’arrivée de Dreyfus à Rennes, le préfet a fait savoir à Mme Dreyfus qu’elle pourrait le voir au matin. Ainsi, à 8 h 30, son père, sa mère et son frère l’ont escortée à la prison. Elle seule a été admise dans la cellule du prisonnier, au premier étage, et elle y est restée jusqu’à 10 h 15. Un capitaine de la gendarmerie était présent, mais est resté discrètement à l’écart. On dit qu’elle l’a trouvé moins altéré qu’elle ne s’y attendait, mais elle semblait très abattue en quittant la prison.

Edmond a loué des chambres dans une rue résidentielle tranquille, la rue de Fougères, dans une jolie maison aux volets blancs ornée d’une glycine et tenue par une veuve, Mme Aubry. Le jardin minuscule est séparé de la rue par un petit muret. Un gendarme est posté devant. Nous ne sommes qu’à un kilomètre du tribunal et, comme du fait de la chaleur, les audiences doivent commencer à sept heures et se terminer à l’heure du déjeuner, nous avons l’intention de nous y rendre à pied tous les matins.

Lundi, je suis debout à cinq heures. Le soleil ne s’est pas encore levé, mais il y a juste assez de lumière pour que je puisse me raser. Je revêts une redingote noire et fixe ma Légion d’honneur à la boutonnière. Le renflement du Webley est à peine visible dans son étui. Je prends ma canne et un haut-de-forme de soie, frappe à la porte d’Edmond, et nous descendons ensemble la colline vers la rivière, suivis par deux policiers.

Nous passons devant de belles maisons bourgeoises et cossues dont les volets sont soigneusement clos. Tout le monde dort par ici. Tout en bas de la côte, le long des quais de brique, des lavandières en bonnet de dentelle sont déjà occupées à vider leurs corbeilles de linge sale sur les marches tandis que trois hommes équipés de harnais tirent une barge couverte d’échelles et d’échafaudages. Ils se retournent pour nous observer — deux messieurs suivis par deux gendarmes — mais sans curiosité, comme si c’était courant, à cette heure de la matinée.

Le soleil brille ; il fait déjà chaud, et l’eau de la rivière est d’un vert d’algue opaque. Nous traversons le pont et prenons la direction du lycée, où nous sommes accueillis par un double cordon de la police montée, qui ferme la rue. On vérifie nos papiers, et on nous oriente vers un endroit où une petite queue s’est déjà formée, pour franchir une porte étroite. Nous gravissons quelques marches de pierre et arrivons devant une autre porte, dépassons une ligne de fantassins portant baïonnette au canon et nous retrouvons brusquement dans le tribunal.

La salle doit faire une vingtaine de mètres de long sur une quinzaine de large, avec une double hauteur sous plafond. Elle est remplie d’une belle lumière limpide qui entre des deux côtés par les deux rangées de fenêtres superposées. L’espace grouille de plusieurs centaines de personnes. Tout au bout, on a dressé une estrade avec une longue table et sept sièges à dossier écarlate. Un christ de plâtre blanc cloué sur une croix de bois noire est accroché au mur. En contrebas, disposés face à face de part et d’autre du parquet, il y a les chaises et les bureaux de l’accusation et de la défense. Ensuite, sur toute la longueur de la salle, on voit, entassés sur les côtés, les tables étroites et les bancs de la presse qui domine en nombre toute l’assistance. Le public se range au fond de la salle, derrière un autre cordon d’infanterie. La partie centrale est réservée aux témoins, et nous nous retrouvons tous — Boisdeffre, Gonse, Billot, Pellieux, Lauth, Gribelin. Nous évitons soigneusement de nous regarder.

— Excusez-moi, fait dans mon dos une voix rauque, qui me hérisse les cheveux sur la nuque.

Je m’écarte, et Mercier se fraye un passage sans même m’accorder un regard. Il remonte la rangée, prend place entre Gonse et Billot, et aussitôt, les généraux entament un conciliabule à voix basse. Boisdeffre semble anéanti, absent — on dit qu’il vit en reclus ; Gonse opine du chef avec obséquiosité ; Pellieux me tourne à moitié le dos. C’est donc Mercier, maintenant à la retraite, qui agite le poing et redevient soudain le personnage dominant : il a pris la direction de la cause de l’armée. Dans cette affaire, il y a sûrement un coupable, a-t-il déclaré à la presse. Et ce coupable c’est lui ou c’est moi. Comme ce n’est pas moi, c’est Dreyfus. Dreyfus est un traître : je le prouverai. Son visage semblable à un masque de cuir se tourne fugitivement vers moi, ses yeux bridés braqués sur les miens.

Il est près de sept heures. Je m’assois juste derrière Mathieu Dreyfus, qui se retourne pour me serrer la main. Lucie me salue d’un signe de tête, le visage plus livide qu’une lune en plein jour, et parvient à m’adresser un petit sourire contraint. Les avocats entrent, vêtus de leur robe noire et de leur étrange petite toque noire, la silhouette immense de Labori faisant avec une politesse exagérée signe à Maître Demange, plus âgé, de passer devant lui. Un cri retentit au fond du tribunal — « Présentez armes ! » — suivi du fracas de cinquante bottes claquant au garde-à-vous, et les juges arrivent en file indienne, conduits par le tout petit colonel Jouaust. Ce dernier arbore une moustache blanche et broussailleuse, plus grande encore que celle de Billot, qui paraît pourtant si énorme que la partie supérieure de son visage semble regarder par-dessus. Il monte sur l’estrade et prend la chaise du milieu. Sa voix est sèche et dure :